mardi 31 mai 2016

Administrations territoriales libérées : des candidats ?

L'association des dirigeants territoriaux et anciens de l'Inet a ouvert l'année dernière les ETS à Isaac Getz pour parler de l'administration libérée, et sa présidente Claude Soret-Virolle a invité, au travers d'une interview de la Gazette des communes, à interroger « l'intégralité du mode de management » comme le rare moyen de donner du sens aux contraintes financières. Est-ce que ce nouveau type de management proposant un fonctionnement plus engagé de ses membres par une réduction drastique de la hiérarchie peut être envisagé dans les collectivités locales ? Il y a de sérieux obstacles, mais je pense qu'il faut absolument essayer de les dépasser. Mon choix de professionnel territorial est fait : ce sera cela ou rien d'autre ! Découvrons les caractéristiques majeures de cette révolution managériale avant d'essayer de jauger sa pertinence au regard des spécificités du secteur territorial.
L'administration publique locale est sous la pression de deux événements importants : la baisse des dotations de l'État entamée en 2014 et la refonte de l'intercommunalité qui regroupera au 1er janvier 2017 la quasi-totalité des communes françaises en un peu moins de 1 300 EPCI. Cette modification de la carte intercommunale est faite de fusions de communauté, parfois même de fusions de communes (25 fusions concernant 130 ex-communes dans le Maine-et-Loire au 1er janvier 2016), d'inévitables ajustements de compétence et de schémas de mutualisation des services. Dans un contexte bousculé comme jamais, est-il pertinent d'en ajouter une couche en introduisant une ambition supplémentaire de rénovation managériale ? On se concentre sur les économies, mais comment faire de réelles économies : pressurer les organisations certes, mais avec les reconfigurations commencent immédiatement des problèmes de râteaux hiérarchiques : un seul DGS à la place de deux ou trois, l'un va-t-il devenir l'adjoint (frustré ?) de l'autre, et le problème se répète en cascade à tous les échelons…

Le monde sans pyramide hiérarchique
Alors, « administration libérée », de quoi s'agit-il ? Je viens de suivre le mooc innovation managériale après une lecture attentive du livre de Frédéric Laloux, Reinventing organizations, je vais essayer d'expliquer l'essentiel. Dans le principe, cela consiste à supprimer le pouvoir du DGS à donner des ordres, et à écrouler toute la pyramide hiérarchique parce qu'il y a d'abord un constat sociétal général, impitoyable, qui concerne aussi bien les entreprises que les administrations : le salariat est malade, les gens n'aiment pas leur travail. Ils s'y ennuient, ne se sentent pas reconnus, ils en ont ras-le-bol ! Vous ne saviez pas ? C'est incroyable, beaucoup de gens ne savent pas : les médias n'en parlent pratiquement jamais ( le documentaire intitulé « le bonheur au travail » diffusé sur Arte le 24 février 2015 a pourtant eu un énorme succès !), les responsables politiques et publics, en tous cas, ont l'air encore moins informés que les autres. Le Président de la Cour des comptes, Didier Migault, qui réclame le respect des 1607 heures par an ou le candidat à l'élection présidentielle le plus populaire de France par exemple, Alain Juppé, n'ont pas l'air au courant. Écoutez Isaac Getz, c'est très amusant et cela donne tout de suite l'impression d'être plus informé que les grands décideurs de ce pays : 


Le premier gaspillage massif, c'est la démotivation des salariés, Isaac Getz nous amuse beaucoup en décrivant sans pitié ce que nous connaissons tous. L'humour est souvent la première étape de la prise de conscience. Quel énorme gaspillage, nous le savons tous, on rit parce que nous sommes encore sous la pression du tabou au lieu de nous occuper sérieusement de ce désengagement, qui est pourtant, hélas, solidement documenté : les sondages Gallup sont récurrents et implacables. Quelques entreprises dans le monde, et même en France, ont rompu avec le modèle hiérarchique et ont décidé de cultiver la motivation de leurs salariés. Il y a même un ministère belge qui s'est lancé dans cette aventure. Attention, il n'est pas question de motiver les gens, mais de cultiver leurs motivations personnelles, c'est plus qu'une nuance, c'est une rupture pour entrer dans un autre monde.

Auto-gouvernance organisée
Les entreprises qui se sont engagées dans cette voie ont connu des réussites exceptionnelles. Mais est-ce applicable dans nos administrations locales ? Avant de nous intéresser aux facteurs particuliers de nos collectivités locales françaises, essayons de regarder d'un peu plus près ce qu'on sait des expérimentations. La première condition pour réussir ce genre d'innovation, c'est la présence d'un dirigeant convaincu et très engagé dans cette rénovation managériale où l'empowerment est la clé de voûte : le dirigeant renonce radicalement au pouvoir de donner des ordres, il soutient au contraire en permanence la capacité d'agir des membres de l'organisation. Qu'il s'agisse d'une entreprise industrielle, d'une entreprise de services infirmiers ou même… d'une administration publique belge. Frédéric Laloux analyse cela sous toutes les coutures : le soutien du conseil d'administration ? Utile, nécessaire même pour la pérennité de la rénovation, mais pas déterminant... L'adhésion des cadres et des agents d'exécution ? L'étude des expériences dit systématiquement qu'elle n'est pas spontanée mais qu'elle ne constitue finalement jamais un blocage. Jamais, même si une minorité d'employés (jusqu'à 15 % dans certains cas) quitte l'entreprise parce qu'elle supporte mal la perte du confort d'avoir un chef qui dit ce qu'il faut faire et comment. La dimension de l'entreprise ? Nenni derechef, l'abolition de la hiérarchie fonctionne aussi bien dans une entreprise avec des milliers de salariés que dans une TPE !
Donc d'abord le cadre dirigeant. Il n'est pas supérieur, il reconnaît l'égalité intrinsèque de tous les membres de l'organisation, il doit avoir une bonne connaissance de lui-même et renoncer totalement à dissimuler sa personnalité. Jean-François Zobrist va parler directement à tous les ouvriers de la PME picarde FAVI au moment de la crise de 2008 : il dit ses incertitudes, l'entreprise est ébranlée, elle est en danger. Michel Sarrat (GT Location) exprime aussi ses doutes quand il supprime le poste de DRH, etc. Le terme même de dirigeant devient ambigü, c'est un leader humble, qui assume un rôle de coach en interne et qui peut assurer d'autres rôles comme n'importe quel autre « collègue » de l'entreprise. Il garde toutefois le rôle d'ambassadeur et le rôle de penseur d'une vision de l'avenir de l'entreprise qu'il doit animer avec ses collègues.
Ensuite, dans cette nouvelle école du management, on parle de « lâcher prise ». Il s'agit de faire confiance aux gens qui travaillent, à leurs capacités d'analyse, d'adaptation et d'initiative. Pas de contrôle, même pas de budget, seulement une obligation d'avis. Imaginez, l'agent technique chargé de la voirie qui déciderait lui-même l'achat d'un équipement de plusieurs centaines de milliers d'euros ! Oui, oui, c'est ce qui peut se passer dans des organisations de ce type. L'agent n'aurait qu'une obligation, celle de consulter tous ses collègues impactés par cette acquisition, l'initiateur étudie, consulte et tranche out seul ! Le pouvoir repose sur la compétence, en l'absence de tout contrôle hiérarchique, et en dehors de toute considération de statut. La compétence peut en revanche être discutée par n'importe quel collègue. Bien entendu pas de pointeuse, pas d'objectifs à atteindre, l'auto-gouvernance est généralisée. Suppression de toutes les rémunérations horaires, mensualisation généralisée. Vous pouvez même amener votre chien au bureau, si vos collègues impactés par la présence du toutou sont d'accord. Il paraît que les animaux sont déstressants et de bons vecteurs de sociabilité… Un autre monde que celui que nous connaissons, c'est clair. Le basculement est une épreuve pour tout le monde, en particulier pour l'encadrement !

Aspiration démocratique et égalité
Troisième caractéristique qui ne surprendra pas : la transparence. Le pouvoir hiérarchique repose bien souvent sur la rétention de l'information, il n'en est évidemment plus question. Et cela ne s'arrête pas à la transparence formelle à propos de données objectives, techniques et financières, puisque l'on va prendre aussi en considération ses collègues, leurs motivations, leurs contraintes et leurs aspirations qui ne s'arrêtent pas forcément au cadre de l'entreprise ou de l'administration. Ainsi, par exemple, les fonctionnaires belges des affaires sociales ont-ils massivement choisi de télé-travailler en raison du temps de transport entre le domicile et le bureau. Il s'agit de cultiver la plénitude de tous les collaborateurs. Ils ont choisi, décidé, ils n'ont pas attendu un guide d'accompagnement de la mise en œuvre du télétravail dans la fonction publique approuvé par une instance supérieure.
La dernière dimension de ce management réinventé et libéré, c'est la focalisation sur la raison d'être de l'entreprise ou de l'administration. Quand il y a un chef et des gens qui obéissent, il y a l'horizon de l'entreprise et l'horizon des employés. Pour beaucoup, l'horizon se résume à un salaire pour revivre le soir dès qu'on franchit la porte de la boîte, comme le persifle Isaac Getz. Avec la raison d'être, on dépasse le salaire et le profit, il y a une aventure collective, tant pour Morning Star, cette entreprise californienne qui fait du concentré de tomate, que pour Buurtzorg qui fait des soins infirmiers à domicile aux Pays Bas. L'aventure collective engage tous les salariés et même la relation avec les fournisseurs et les clients : ces entreprises ont en commun d'avoir beaucoup personnalisé leur process et d'avoir beaucoup innové. Et si on le sait encore si peu, si les décideurs semblent aussi ignorants de ces questions fondamentales de ce management, ce n'est pas qu'ils soient mal intentionnés ou insuffisants intellectuellement, c'est que la raison d'être ne se quantifie pas, ne se mesure pas et donc ne se contrôle pas. Il n'y aura jamais de procédure ascendante d'évaluation des oligarchies, cela ne servirait de toute façon à rien puisque l'oligarchie est une raison d'être acquise et atteinte par elle-même.
Sans doute est-ce cette question de la raison d'être qu'il faut positionner au premier plan pour essayer de penser ce que nous pourrions faire dans nos collectivités locales de France. Isaac Getz ne manque jamais de mettre en avant l'égalité intrinsèque : par-delà les métiers, les savoir-faire et les techniques que chacun d'entre nous met en œuvre dans différents rôles, il s'agit de reconnaître que nous sommes tous égaux. Même s'il y a un monde entre Isaac Getz, professeur à l'ESCP de Paris, et Jacques Rancière, philosophe, ancien élève de Louis Althusser et auteur du « Maître ignorant », on aurait du mal à trouver une réelle différence de fond entre les deux sur ce postulat fondamental. Dans un bureau municipal ou communautaire, on connaît très bien cette situation : quand on a fait le point sur tout ce que l'on sait à propos d'une décision délicate, et même sur tout ce que l'on ne peut pas savoir davantage, il ne reste que les incertitudes, les risques et la subjectivité de chacun pour y faire face. Si l'on ne connaît pas cela dans l'instance de décision collective, c'est que la démocratie n'y existe pas. Dans la réalité, la décision consiste à se séparer de possibilités pour l'avenir en en choisissant une seule, l'exercice du pouvoir est inconfortable et le simple partage est un soulagement, assez loin du pouvoir fantasmé qui n'est un plaisir que dans l'apparence. Souvent d'ailleurs, dans les circonstances fortes où les décisions pèsent, il est demandé aux cadres territoriaux présents d'exprimer leur avis subjectif, même si leur choix ne compte pas quand l'arbitrage donne lieu à un vote : ce sont des moments d'égalité, de respect pour les convictions et les doutes individuels où n'importe quel jury bien informé par l'expertise disponible ne ferait ni mieux, ni plus mal.
L'idée démocratique de notre époque est anti-autoritaire, anti-top/down, anti-jacobine, elle ne porte pas de convergence consensuelle mais la nécessité de reconnaître la puissance de la communication latérale. Le gouvernement comme le management par la domination nous pèsent, en vérité nous les trouvons insupportables, chacun de nous aspire à être reconnu avec l'intelligence indissociable de la sensibilité personnelle. La surveillance et le contrôle par la hiérarchie sont des dénis de notre être, au-delà des savoir-faire professionnels inégaux, le postulat est que nous sommes tous des êtres subjectifs égaux. Nous voulons la liberté, le partage des connaissances et la préservation de notre environnement et des communautés auxquelles nous appartenons.
Pourquoi une collectivité locale serait-elle autre chose qu'une entreprise de démocratie ? Le premier souci que nous avons est de savoir qui est le dirigeant de l'administration locale… un sujet déjà maintes fois évoqué dans ce blog. Nous avons un problème de bicéphalite dans nos collectivités avec le Maire ou le Président et le Directeur Général des Services (DGS), l'un a la légitimité politique et l'autre la légitimité professionnelle, mais la distinction n'est pas explicite. Le problème, c'est que les règles sont écrites hors de l'organisation locale par un Code Général des Collectivités Territoriales (CGCT) qui est la règle supérieure de nos collectivités, « le Parlement est bien en matière d'administration régionale et locale, le seul pouvoir « constituant » institué » comme l'écrit FX Aubry. : autrement dit, la décentralisation a été octroyée mais nos collectivités locales non constituées par elles-mêmes restent un faux-semblant démocratique puisque la loi fondamentale n'est pas définie par les ressortissants locaux mais par les parlementaires si ce n'est le Gouvernement. La collectivité publique obéit à l'État avant d'obéir au peuple local. Rappelons qu'avant la Révolution, les communes fondées au Moyen-âge reposaient sur des chartes et que l'idée même des communs, qui refait surface ces dernières années, repose sur l'auto-gouvernance.

Un chef hiérarchique qui ne l'est plus dès que le patron diminué prend sa place
L'État interfère dans la gouvernance locale, nous ne sommes pas sortis de l'absolutisme étatique parachevé par Napoléon Bonaparte, il se réserve sur la commune « les droits d'un maître qui peut retirer ce qu'il a donné », les pouvoirs qu'il a « sur ses communes sont juridiquement illimités » (FX Aubry). Ainsi avons-nous, concrètement, un statut de la fonction publique territoriale imposé par l'État qui installe une hiérarchie, sans lien direct avec les métiers, qui concerne aussi bien le dirigeant que les cadres et les autres agents. Les méfaits du système patronal de nos collectivités locales sont innombrables parce que les élus n'ont ni la légitimité professionnelle, ni la réelle maîtrise de la gestion financière. Du côté des recettes, il y a plus de 60 ressources différentes, dotations ou compensations qui représentent la moitié des recettes dont les élus locaux dépendent sans contrôle de l'évolution. Ensuite, il y a des recettes fiscales administrées par les services fiscaux de l'État qui détestent rendre compte aux collectivités locales, le Trésor public qui tient le compte bancaire, il reste le vote des taux avec des options de manœuvre de répartition assez limitées et environ 10 % de recettes d'exploitation de services qui n'ont généralement pas vocation à la rentabilité… Du côté des dépenses, la masse salariale absorbe plus de 50 % des dépenses avec des règles de la fonction publique définies par l'État. J'ai souvent usé moi-même des termes de patron pour parler du Maire et de chef pour parler du DGS que j'étais, je ne suis pas sûr que le second degré ait toujours été bien compris… La réalité : nous avons un patron très diminué et un chef hiérarchique des services qui ne l'ai plus dès que le patron diminué prend sa place.
La décentralisation n'a pas donné beaucoup plus que les apparences du pouvoir. Les élus locaux ont le pouvoir d'orienter les investissements quand la collectivité peut dégager de la marge, point. Il y a pourtant une ressource de pouvoir local essentielle qui échappe complètement à cette description : la population, les citoyens de la localité. Il y a une différence politique très substantielle entre un commun et une institution publique locale : le commun définit sa gouvernance, c'est-à-dire ses propres règles, avec son périmètre, les droits de ses membres et même de ses non-membres, en clair il s'auto-régule alors que l'institution locale est un démembrement de l'État avec des délégations, pour ne pas dire des relégations, de l'État. Concrètement, cela signifie qu'on doit pavoiser les bâtiments publics quand le préfet le demande… Je caricature ? Oui et non. Oui, l'état-civil, la délivrance de permis de construire sont des fonctions déléguées mineures. Mais, en réalité, beaucoup de fonctions locales sont vassalisées et cela a de lourdes conséquences sur le management et sur son sens.
L'éducation est le cas le plus évident. Les écoles sont un démembrement avec des personnels enseignants sous la maîtrise de l'État et toute la logistique scolaire sous l'autorité de la collectivité locale. En tant que DGS, il m'est arrivé quantité de fois de rappeler aux agents des écoles qu'ils étaient au service des enfants et de leurs parents et non au service des enseignants ou de l'Éducation Nationale. L'instauration du service minimum d'accueil m'a tout de même déjà donné tort, puisque la collectivité locale doit fournir du personnel en fonction du taux de grève parmi les fonctionnaires enseignants de l'État… Mais, ne nous perdons pas dans les détails. Comment peut-on travailler sur la raison d'être d'une école quand on a deux employeurs différents et permanents sous le même toit ? Est-ce que la logistique peut constituer en soi une raison d'être motivante au même titre que l'activité d'enseignement ? Nous sommes-là dans une caricature de hiérarchie, puisqu'il y en a deux qui cohabitent, l'une étant un démembrement de l'autre. Cela va être assez difficile d'expliquer qu'on supprime toute hiérarchie au sein des personnels de l'école, ce n'est pas le genre des inspecteurs d'académie !

"Réintroduire de la diversité dans notre pensée politique"
Mais pourquoi ne pas imaginer de sortir l'éducation des enfants des institutions publiques locales ? De faire un commun avec une gouvernance associant les acteurs concernés : élèves, parents, enseignants et autres personnels, propriétaires des locaux, etc. On pourrait commencer par un voyage au lycée ESBZ de Berlin, c'est ce qu'ils font – avec d'excellents résultats… C'est ce que font les écoles privées en général, catholique ou pas (il y a aussi les écoles Montessori, Steiner, Diwan, etc) avec un contrat d'association ou pas. La collectivité locale pourrait sortir les charges (personnel et bâtiment) et ressources (quelques produits d'exploitation et recettes fiscales) de son budget en partie ou en totalité ou pratiquer par subvention comme une école privée. En revanche, il n'est pas possible a priori de défiscaliser les ressortissants de la commune en fonction des suppressions de postes de l'Éducation Nationale… Les enseignants issus de l'Éducation Nationale sont les premiers à déscolariser leurs enfants, nul ne peut contester que l'éducation est une question à la fois individuelle, familiale et sociale importante. Cela devrait faire l'objet d'un débat public local intéressant avec de nombreux aspects, dont le financement par l'impôt local et national.
Il est d'abord important de distinguer entre ce que l'on fait sur le territoire : du commun autogouverné ou du relais local de la puissance publique ? « Nous devons réintroduire de la diversité dans notre pensée politique. C’est ce que les communs tentent de faire, non pas contre le marché ou l’État, mais à côté, avec des porosités possibles entre les 3 sphères » dit Valérie Peugeot. A un moment où l'on va nous proposer, très probablement, de généraliser la cohabitation deux règles d'emploi dans les collectivités locales, comme on l'a fait dans les entreprises publiques où l'on trouve des fonctionnaires et des contractuels sous le régime général, il est forcément important de se poser la question de la raison d'être de nos collectivités territoriales : qu'est-ce qui est communautaire ? Les routes, les installations de télécommunications, les écoles, les équipements de sports et de loisirs, l'urbanisme, l'adduction d'eau ? Peut-être peut-on s'accommoder pour certains services publics d'une fonction relais de l'État, comme pour l'état-civil, la logistique des écoles, les crèches ? Mais, à ce moment-là, faut-il des élus pour accomplir des tâches d'intérêt public au nom et en collaboration avec l'État ? En tous cas, identifier ce qui doit relever de l'auto-gouvernance locale et ce qui doit relever d'institutions publiques sous contrôle d'État mérite certainement une réflexion des citoyens.
Le premier principe de l'organisation libérée, entreprise ou administration, c'est l'auto-gouvernance. Il ne peut pas y avoir de territoire avec une gestion commune, en auto-gouvernance, avec une fiscalité et un Trésor Public, qui tient le compte bancaire, administrés par l'État, ce n'est pas possible. En revanche, on peut envisager de créer une monnaie locale… La question du développement d'une administration libérée amène donc à des questions tout à fait fondamentales sur la nature de nos communes et de nos établissements publics de coopération intercommunale. La démocratie locale a besoin de discerner ce qui relève du communautaire, de l'État et du secteur privé.
Nous n'arriverons pas à libérer nos administrations locales du modèle hiérarchique autoritaire sans reposer les questions fondamentales relatives au sens de leur légitimité politique. Il s'agit non seulement de souligner que « la démocratie ne peut se réduire aux élections » comme le dit fort justement Jo Spiegel, mais il faut reconsidérer la nature de ce qu'elles gèrent sous le contrôle ou en partenariat avec d'autres institutions publiques ou en pleine autonomie. Le rapport entre la fonction politique des élus locaux et le management de l'administration locale est dans les réponses qui seront apportées à ces questions. Une équipe élue priorisant la fonction de relais institutionnel sera peu encline à aller vers une administration libérée alors qu'une équipe municipale orientée essentiellement vers sa fonction d'animatrice du débat public des citoyens (cf l'interview de Sabine Girard dans La Lettre du Cadre) sera plus disposée à rechercher une administration auto-organisée, sans hiérarchie. En collectivité locale, il faut d'abord que les élus prennent de la distance avec la position patronale, aussi longtemps qu'ils se représenteront eux-mêmes en décideurs en se positionnant au sommet de la hiérarchie, on en restera aux termes d'un statut et de l'obéissance. A partir du moment où on recherche l'expression d'une décision commune au nom des citoyens du territoire, on peut entrer dans l'auto-organisation aussi bien dans le rapport aux citoyens que dans le rapport aux personnels de l'administration.
Le plus grand travers de l'État français, c'est de déverser du chloroforme sur toutes les contradictions sociales. C'est comme cela que l'on arrive à un système autoritaire sans autorité. Si l'on veut de la démocratie, autant dans le travail de l'administration que dans les choix publics, il faut que chacun puisse s'exprimer librement et que les contradictions soient exposées et arbitrées dans un système transparent que chacun puisse comprendre et admettre.
On ne fera pas disparaître le CGCT et le statut de la fonction publique territoriale d'un coup de baguette magique, mais on peut assécher une large partie la portée des règles qui s'imposent à la collectivité locale. On peut très bien, par exemple, supprimer des emplois, créer des sociétés publiques locales de service, et surtout s'appuyer sur sa base de légitimité quand on est un élu. On peut mobiliser un jury populaire et toute la population, et contre une administration d'état si c'est nécessaire. Il y a plus de marge d'action dans le rôle de community organizer que dans le port de l'écharpe tricolore. Pour libérer l'administration, il faut entrer en démocratie et cela ne peut pas se faire à moitié.

Sortez de l'emploi formaté !
Entrer en démocratie, c'est perdre à la fois la tutelle et la protection, c'est se dire qu'il n'y a pas d'autre sécurité que ses collègues ou ses concitoyens. Il faut évidement cesser de cacher la gestion du personnel municipal et intercommunal derrière des écrans de complexité juridique fumeuse. Je me souviens d'un entretien d'embauche où l'on m'a questionné sur la question du reformatage d'un service. Temps que nous sommes dans un système où les processus n'ont pas atteint l'optimum et qu'il faut faire avec une baisse de ressources financières, il faut privilégier la suppression des emplois. Si la priorité est donnée à la baisse de la masse salariale, le directeur général organise la suppression des postes, et il vaut mieux mettre en place une organisation performante d'autant que la suppression de postes aboutit à la remise des fonctionnaires au Centre de gestion. La réponse n'a pas ravi le collègue territorial du Centre de gestion qui était là en tant que membre du jury. Quelque temps après, j'ai appris par un consultant de la région que j'avais peu de chance d'obtenir le poste parce que cela arrange plutôt le Centre de gestion de placer un collègue déjà en place dans son département. C'est ce qu'il s'est passé, peut-être est-ce une coïncidence, peu importe, l'essentiel c'est qu'il faut sortir des apparences, des compromis sans rigueur et sans arbitrage. Il y a des effets de système, supprimer des emplois peut mettre en difficulté le centre départemental de gestion si la méthode essaime ! Mais le DGS ne peut que dire où est l'intérêt de la collectivité si sa priorité est réellement une baisse de la masse salariale. Que l'on prenne la question scolaire, la rationalisation d'un service, surtout s'il s'agit d'un service mutualisé à l'échelle intercommunale, il n'y a pas de solution solide, pérenne et efficace sans mise en cause des rôles, surtout quand on doit faire face à une crise. Un jour peut être les centres de gestion diront qu'il faut faire les recrutements par les collègues plutôt que par les élus et que les offres d'emploi formatées ne servent pas les employeurs… peut-être.
La communication latérale est poussée par la culture numérique, et ce n'est pas une question de transparence uniquement c'est aussi et surtout un enjeu d'efficacité pour innover constamment dans un monde complexe où les systèmes hiérarchisés n'arrivent pas à être agiles, c'est-à-dire souples et rapides pour répondre aux problèmes posés. Je suis candidat pour manager une administration allant dans cette direction, mon CV est à disposition, ainsi que le dernier test de personnalité effectué (MBTI). Contractuel, à temps plein, à temps partiel, ou prestataire, peu importe : qu'il s'agisse d'aider les démocrates, n'importe quels démocrates, seulement les démocrates ! Mais y a-t-il des territoires candidats ?


Les principales sources utilisées pour rédiger cet article :
« La décentralisation contre l'État », FX Aubry, Éditions LGDJ 1992.
« Reinventing Organizations – vers des communautés de travail inspirées », F Laloux, Éditions Diateno, 2015.


mardi 3 mai 2016

Ouvrir la démocratie locale sur les décombres de l'Éducation Nationale


Connaissez-vous Céline Alvarez ? Son histoire ne peut laisser indifférent, cette jeune femme d'à peine 35 ans, montre avec éclat l'incapacité actuelle de notre société à réagir contre le constat de dégradation du système scolaire. Qu'y a-t-il de plus important que nos enfants ? Et pourtant, il ne se passe rien ou presque. Comment sommes-nous, collectivement, à ce point incapables d'agir ? Cet article essaie de décrire les soubassements de la crise, comment est édifiée la démobilisation du citoyen, et pourquoi nos visions individuelles et parcellisées nous rendent impuissants, c'est la description d'une anesthésie pour trouver la porte de sortie vers la démocratie.
Céline Alvarez est une enseignante entreprenante qui veut développer une pédagogie efficace en intégrant les connaissances scientifiques de notre époque. Elle s'est battu pour innover au sein de l'Éducation Nationale, elle a créé un site web, puis un autre plutôt destiné aux enseignants qui la suivent maintenant en nombre. Elle mène une vie de combat pour mettre en œuvre une pédagogie en phase avec ce que peuvent dire les chercheurs et pédagogues les plus en vue actuellement au niveau international, citons Ken Robinson et Sugata Mitra par exemple. Les changements introduits conduisent à donner plus d'autonomie aux enfants et à ouvrir davantage l'école aux parents. Les résultats sont excellents, les parents plébiscitent l'épanouissement de leurs enfants.
Je ne vais pas entrer ici dans un débat pédagogique, ce n'est pas du tout ma spécialité, ce que je veux mettre en valeur c'est l'agrégation des moyens pour construire des solutions collectives. En fait je vais devoir décrire l'inverse et faire comprendre le rapport entre notre sentiment de citoyenneté détruite et les pratiques des institutions publiques qui imposent des services inadaptés, immobiles, encombrés de leurs contraintes internes. Cette désagrégation collective réduit les institutions publiques locales à la gestion de prestations de service et l'expression citoyenne aux nécessités imposées par les institutions loin de tout débat public global. La chose publique, la République, est encore une affaire commune certes, mais où le commun des mortels est condamné à subir, dans la démobilisation et dans l'anéantissement de tout pouvoir d'agir.
L'éducation n'est à la fois qu'un exemple et beaucoup plus, tant la symbolique est forte et tant la République se l'est appropriée. Nous avons tous une expérience d'élève, plus ou moins éloignée dans le temps, et presque tous une expérience de parent, mes observations proviennent d'une autre fenêtre, moins partagée et peu écoutée, celle de mon expérience de DGS de communes entre 5 et 10 000 habitants. Cette fenêtre offre un éclairage qui croise davantage d'angles sur le monde de l'éducation que celui des médias, des parents ou des enseignants.

Deux patrons sous un même toit
Une part non-négligeable du budget communal est consacrée à l'école et aux services péri-scolaires. Entre le fonctionnement et l'investissement, on se situe généralement entre 10 et 30 % du budget municipal suivant les circonstances locales. La première grande évidence qui, bizarrement, passe constamment sous la table des débats, c'est qu'il y a deux patrons sous le même toit d'école : l'État et la collectivité locale. Bien sûr, tout le monde le sait, mais vaguement, sans en comprendre réellement les conséquences. Dit de manière synthétique, le ministère de l'Éducation Nationale fournit les enseignants et les collectivités locales tout le reste. A priori, tout le monde entend que l'Éducation Nationale définit la politique de l'éducation et que les collectivités locales assurent la logistique : les bâtiments scolaires, les transports, la restauration scolaire, les temps d'accueil péri-scolaire, l'entretien quotidien des locaux, les ATSEM, etc.
Tout le monde considère que l'enseignement est la première finalité et que l'État est en conséquence le responsable de la politique éducative. Mais alors, les collectivités sont-elles autre chose qu'un fournisseur logistique, ont-elles à avoir une politique éducative ? Dans ces conditions, est-il nécessaire que le prestataire soit public ? Après tout, il y a aussi des écoles sous contrat où le financement des salaires des enseignants et le contrôle académique sont assurés par l'État, c'est le cas de nombreuses écoles de l'enseignement confessionnel catholique mais pas seulement. Et alors ? Et alors, ces écoles coûtent beaucoup moins cher à la collectivité, même lorsque la commune accorde une subvention à ces écoles privées. Je me souviens avoir découvert, à l'occasion d'une intervention de formation, le budget d'une commune de 2 000 habitants au fin fond des terres morbihannaises des Chouans qui n'avait qu'une seule école sur son territoire : pas d'école publique, une école privée, un bonheur financier !
Ensuite, la séparation entre l'enseignement et la logistique est moins simple qu'il n'y paraît. D'abord parce que l'enseignant est dépendant de la logistique. Rappelons-nous un instant ce qu'avait dit la candidate Ségolène Royale en 2007 : que les enseignants fassent 35 heures à l'école ! Oui, sauf que cela posait un problème d'aménagement de bureaux, puisque les enseignants n'ont généralement pas de bureau, à l'exception du directeur de l'école souvent déchargé de fonction à temps partiel. Bon nombre de pédagogues dénonce aujourd'hui l'organisation de l'enseignement sur un modèle taylorien et fordiste dont la structure des salles de classe est un des éléments, avant même d'écouter Céline Alvarez qui recommande le mélange des âges. Il faut ajouter les voyages scolaires, les simples sorties à la piscine, au musée ou à la médiathèque, à la charge de la collectivité locale, mais qui constituent néanmoins des pièces importantes des activités pédagogiques de l'enseignant. Concrètement, les enseignants sont constamment positionnés en quémandeurs vis-à-vis des élus locaux.

La décentralisation est passée aux oubliettes
La double tutelle qui pèse sur chaque école est en réalité profondément bloquante. Malgré les principes de la décentralisation, les collectivités locales exercent une fonction subalterne dans l'éducation, il ne s'agit en rien d'un partenariat. Elles ont l'obligation de construire des écoles, des collèges ou des lycées et c'est le rectorat qui décide d'ouvrir et de fermer les classes. L'État se contente d'accorder aux collectivités des subventions pour y faire face, à hauteur des moyens qui dépendent des contingences du moment, et de payer les enseignants. Ce tableau décrit l'héritage de la IIIème République centralisatrice de la fin du XIXème siècle où le caractère hiérarchique des rapports entre l'État et les collectivités locales est aussi naturel que l'air qu'on respire. Toutefois, dans le domaine éducatif, cette hiérarchie a été réaffirmée postérieurement aux lois de décentralisation, en 2008, au travers d'une décision tout à fait nouvelle avec la création du service minimum d'accueil (SMA), une procédure inédite où les employeurs locaux ont l'obligation de fournir du personnel en cas de grève des personnels de l'Éducation Nationale. Le débat public tumultueux autour de ce SMA a fortement mis en lumière les problèmes des parents pour faire garder leurs enfants, de contournement du droit de grève des enseignants et on a aussi beaucoup débattu des taux d'encadrement et des modalités de remboursement aux communes. Mais le caractère totalement contradictoire avec l'idée même de décentralisation n'a été discuté par personne et le SMA n'a pas été remis en cause avec l'alternance politique de 2012.
Nous sommes entrés progressivement dans l'ère de la guerre larvée des moyens, et cet angle de vue est devenu prédominant dans tous les domaines des relations entre l'État et les collectivités. L'entrée du numérique à l'école en est une parfaite illustration. L'importance de l'introduction du numérique dans l'enseignement fait l'objet de nombreux débats mais il n'échappe à personne. La séparation des rôles entre le titulaire de la responsabilité pédagogique et le logisticien local prend une nouvelle dimension puisque l'informatique, les logiciels et les connexions s'insèrent littéralement dans le contenu pédagogique. Dans certains cas, les collectivités prennent des initiatives hardies en introduisant des moyens qui ont pour effet de modifier substantiellement l'activité de l'enseignant, comme c'est le cas par exemple à Élancourt sous l'impulsion de Jean-Michel Fourgous, et ce genre d'initiative peut avoir un impact d'attractivité sur le personnel de l'Éducation Nationale.
Le dernier épisode de cette confrontation des moyens entre les partenaires publics concerne un accord passé le 30 novembre 2015 entre l'Éducation Nationale et Microsoft. Cet accord a été très critiqué au regard des principes des marchés publics et de l'avantage ainsi concédé à une entreprise privée par rapport au logiciel libre. Encore une fois, dans ce débat qui a touché de nombreux enseignants, on ne perçoit pas la question de la « tutelle technique » pour reprendre une terminologie des années 80. Pourtant la ficelle est grosse, par cet accord l'État obtient une formation pour ses fonctionnaires sur une longue série de logiciels très usuels à coût nul, et induit évidemment une plus forte demande en acquisition de logiciels Microsoft qui sont à la charge… des collectivités locales !
Au regard de ces événements, on ne voit pas très bien en quoi la logistique scolaire peut constituer un objet politique décentralisé, la dépendance semble au contraire très évidente. En termes triviaux, ils ne le disent pas, mais les élus locaux sont de fait les larbins de l'État sans projet politique réel pour leurs écoles. Pourtant, nous avons assisté à une extension du modèle « deux patrons sous le même toit » avec ce que l'on a appelé l'acte II de la Décentralisation, quand JP Raffarin était Premier ministre. Il y a de quoi se demander comment cela est possible.
Revenons à Céline Alvarez. Lorsqu'elle commence son activité à la rentrée 2011, le maire-adjoint de Gennevilliers « à l'enseignement maternel et primaire » (le titre est en lui-même à noter) n'est pas du tout au courant des changements que la jeune enseignante veut introduire et cela pose tout de suite des problèmes d'intendance. La lettre du cadre territorial a raconté ce parcours où l'on voit C Alvarez qui récuse la qualification pédagogique que l'adjoint au maire en donne et R Merra, l'adjoint en cause, qui souligne, outre le problème d'ATSEM auquel il a dû faire face d'urgence, les problèmes d'organisation entre enseignants – lesquels ne devraient théoriquement en rien le concerner… Le succès aidant, l'élu a été conduit à suivre la demande des parents. Visiblement la jeune enseignante n'avait pas bien pris en compte au départ la répartition des rôles (je n'ose plus écrire des pouvoirs après ce qui précède) entre son administration académique et la commune, mais elle a brillamment subverti le système en s'appuyant sur les parents pour s'imposer, ce qui est tout à fait contradictoire avec les mœurs généralement admises.

Plus d'égalité dans les rapports sociaux, mais les institutions locales restent vassalisées
La distinction que j'ai essayé de clarifier jusqu'à présent dans l'articulation des deux employeurs au sein de l'école, entre la logistique et l'enseignement, reste encore un peu insuffisante pour pleinement comprendre la logique des acteurs. Les conseils d'école sont le seul lieu où l'on met directement en présence la trilogie des parents, des enseignants et du représentant de la commune. Les DGS, les directeurs techniques et les responsables de services concernés ainsi que tous les adjoints expérimentés en charge des écoles connaissent par cœur la règle suivante : plus il y a de problèmes scolaires, notamment lorsqu'ils tiennent aux enseignants, dans une école, plus les questions matérielles d'intendance prennent de place au conseil d'école et plus le feu se concentre sur la commune. La pratique montre avec constance que les enseignants évitent de rendre compte des difficultés pédagogiques et que la mobilisation des parents par les enseignants pour revendiquer toutes sortes de petits moyens auprès de la commune est le dérivatif le plus employé. Il n'y a quasiment pas de discussion possible avec la hiérarchie de l'Éducation Nationale au-delà du directeur de l'école, alors restent les élus locaux qui ont beaucoup de mal à résister aux pressions des parents – que l'on perçoit assez fréquemment à la mairie comme manipulés par les enseignants. L'élu lutte contre tout désordre dans les écoles qui nuirait à la réputation de sa collectivité, même s'il s'agit d'un problème de rotation de surveillance de la récréation qui ne relève que du directeur d'école.



Le plus sensible de la collaboration dans l'empire du monstre à deux têtes, c'est la classe maternelle, la cohabitation de l'enseignant et de l'Agent Territorial de Service des Écoles Maternelles (ATSEM). Comme ce vocable d'ATSEM est abscons pour les parents comme pour les enfants, on l'utilise peu en-dehors des enseignants et des territoriaux. En tant que DGS, j'ai souvent eu à lutter avec ces problèmes de vocabulaire en implorant les élus, et parfois même l'adjoint directement concerné, de ne plus parler de « dame de service » mais d'agent municipal ou d'ATSEM, et en reprenant régulièrement les ATSEM pour leur demander de cesser de parler de leur « maître » ou « maîtresse » et de préférer le mot enseignant : « vous n'êtes pas des enfants » leur disais-je, un DGS doit parfois défendre les agents municipaux contre eux-mêmes. Malgré la responsabilité hiérarchique, que ce soit le DGS ou même le responsable du service municipal enfance, l'agent municipal est dans la classe sous le contrôle, de fait, de l'enseignant. On est passé progressivement de la « dame de service » à une implication plus grande des ATSEM pour seconder les enseignants, la pratique a évolué dans un sens plus égalitaire avec le renouvellement générationnel, ce qui répond plus à une évolution sociale que réglementaire.
On reste cependant loin de l'égalité. Il m'est arrivé plusieurs fois de participer à des jurys de recrutement d'ATSEM. L'un des marronniers de l'exercice est de demander à la candidate (les candidats sont rarissimes) ce qu'elle fait si un parent l'interroge à la sortie de l'école sur le comportement de l'enfant en classe. Partout, on enseigne aux ATSEM qu'elles doivent alors adresser les parents à l'enseignant. Avec une de mes amies, responsable du service enfance, nous avons questionné plusieurs fois les candidates sur ce qu'elles pensaient de cette consigne : en vain ! La lucidité que nous attendions, c'est qu'on nous renvoie à l'évidente question suivante : mais pourquoi les parents posent-ils si souvent la question à l'ATSEM plutôt qu'à l'enseignant ? Pas sûr pour autant que nous aurions favorisé l'embauche de la personne qui aurait fait preuve de lucidité, de trop de lucidité... Il y a eu une évolution, mais la différence de niveau de formation existe encore et on est rarement prêt à l'égalité totale entre enseignant et ATSEM dans les écoles.
Il est vraiment fondamental de comprendre ce schéma, à l'origine nos agents sont les serviteurs des instituteurs de maternelle et nos collectivités restent aujourd'hui les petites mains de l'État, l'évolution sociale impacte davantage la base des agents et des enseignants que le rapport juridique et institutionnel des pouvoirs publics. La hiérarchie a toujours tendance à parasiter le service qui n'est dû qu'au public, la société évolue vers plus d'égalité sauf les institutions publiques. Un ensemble de rapports sociaux se sont construits sur le principe de l'évitement des conflits, tout le monde sert le consensus pour éviter de recevoir des coups contre lesquels il se sent désarmé. Sans doute beaucoup de parents voudraient voir des Céline Alvarez arriver dans l'école de leur(s) enfant(s), mais ils n'ont aucun lieu pour l'exprimer. Des enseignants veulent suivre le modèle, ils sont les premiers à avoir conscience des graves imperfections de l'école, il suffit de regarder le documentaire « Etre et devenir » pour constater que les professeurs sont les premiers à choisir la déscolarisation pour leurs propres enfants !
Quant aux élus locaux, ils veulent satisfaire tout le monde, mais ils ne font pas de politique. Une véritable désertion ! Ils cultivent l'apparence de la politique, par les étiquettes qui orientent l'élection, mais ils n'en font pas : avez-vous vu un élu dénoncer la parodie de décentralisation dans le domaine éducatif ? Jamais. Avez-vous vu des élus se mobiliser pour solliciter Céline Alvarez ou les épigones qu'elle a entrepris de former par centaines (regardez sa carte de France !). Que se passe-t-il ? Rien, ou s'il se passe un petit quelque chose, restons discrets, ne faisons pas de vagues… Avez-vous vu un adjoint qui secoue sérieusement les représentants des parents d'élèves du conseil d'école pour mobiliser l'ensemble des parents contre le ronron pédagogique quand une réelle difficulté se présente ? Non, tout élu évite de contrarier les enseignants, tout simplement parce qu'il sait que les professeurs ont un contact plus fréquent et plus dominant vis-à-vis des parents que les élus vis-à-vis des électeurs. Et il n'échappe à personne que les parents sont des électeurs !

La politique comme leurre
Nous avons pourtant des adjoints à l'éducation ou à l'enseignement comme Richard Merra à Gennevilliers, mais aucun à la « logistique scolaire », le titre ne serait pas assez sexy sans doute… Ou peut-être serait-ce un intitulé qui nous emmènerait trop directement vers l'interrogation suivante : est-ce qu'un administratif municipal ne suffirait pas ? L'apparence de pouvoir n'est pas le pouvoir mais elle suffit à faire perdre conscience que la politique a sombré en même temps que la démocratie quand le débat public avec le citoyen est anéanti. Pourtant, y a-t-il sujet politique plus profond que l'éducation de nos enfants ?
Nous sommes tous dans une affreuse solitude. Moi-même… Il y a, à peu près 6 ans, ma fille en avait 5, elle était en moyenne section, et un beau jour j'entreprends de lui demander qui il y avait dans sa classe en dehors des enfants. Alors elle me dit : «- la maîtresse ! - et puis, il n'y a pas d'autre adulte ? - si, il y a Monique ! - Oui, mais tu m'as dit aussi que la maîtresse s'appelait Françoise, maîtresse c'est un métier, alors c'est quoi le métier de Monique, elle fait quoi ? - Ah ben, je ne sais pas ! ». Ce jour-là, ma fille de 5 ans m'a fait prendre conscience en une minute de quelque chose que je n'avais jamais saisi en quinze ans depuis ma fenêtre de DGS : un enfant de 5 ans a un mot pour qualifier le rôle du professeur des écoles mais n'en dispose d'aucun pour qualifier le rôle de l'ATSEM. J'avais découvert le signal faible, mais imparable et très important : on apprend par le non-dit dans les classes de maternelle aux petits enfants la domination comme le rapport normal entre adultes, par l'absence d'un mot. Jusqu'à ce jour, je n'ai jamais eu l'occasion d'en parler ni à l'enseignante, ni à l'ATSEM, ni aux autres parents, ni aux élus de la ville. Bien entendu, je ne reproche absolument rien aux personnes concernées, néanmoins au fond je ne décolère pas depuis 6 ans vis-à-vis des professionnels de la pédagogie de l'Éducation Nationale. Ils me font bien rigoler avec leurs arguments pédagogiques ! mais jaune : ils n'ont pas vu ce que j'ai observé ? Ils n'ont rien fait ? Faut-il que notre débat collectif soit si défaillant pour que ce niveau de conscience ne puisse jamais faire surface ! La démocratie ne peut pas se faire uniquement à la fenêtre, le réel échange entre citoyens égaux nous manque à tous, même aux pédagogues, voilà la cicatrice que j'en garde.
Maintenant, pourquoi les choses ne changent-elles pas, et comment peut-on les faire changer ? Il faut que la conscience civique trouve de l'espace d'expression, et de la pertinence. Si les élus servent à assurer un service logistique qui n'a pas besoin de débat public, alors qu'on les nomme bénévoles avec une médaille du mérite peut-être, mais qu'on cesse d'y voir une représentation de la démocratie. Bon alors, que fait-on pour nos enfants ? On a besoin des copains de Céline Alvarez ou pas ? Si les élus ne bougent pas, comment va-t-on faire pour que les parents mettent ces sujets sur la table ? Après tout, pourquoi attendre un changement de l'Éducation Nationale ? Personne n'y croit, ma fille aura les cheveux blancs… L'école figure à l'actif de la commune, il y a plein d'enseignants et sans doute pas mal de parents qui voudraient autre chose pour leurs enfants, c'est plus que probable. Il serait sans doute utile de commencer à discuter, parce que tous les problèmes ne sont pas résolus, loin de là... mais auparavant, il faut définir ce que l'on veut. La politique en démocratie consiste à dire ce qu'on veut avant de savoir ce que l'on peut faire ou pas. L'inverse, c'est le marketing, on vous propose le produit tout prêt que vous ne désiriez pas forcément… Le marketing, même à des fins de électorale, ne fait pas de la démocratie.

L'éducation est un bien commun en panne de gouvernance locale
La dernière réforme de l'Éducation Nationale sur les rythmes scolaires a été un modèle, construit comme un bon produit . Des experts ont travaillé sur les temps de l'enfant et ont conclu qu'il fallait diminuer la durée de la journée scolaire et donc augmenter le nombre de jours. Et finalement, on a réussi à augmenter l'horaire hebdomadaire sans baisser la durée quotidienne hors domicile des enfants dont les deux parents travaillent. Avec le SMA, Nicolas Sarkosy avait fait passer un message non-dit, et comme toujours ce type de message est très puissant : la priorité c'est de libérer les parents salariés pour ne pas perturber les employeurs et leur chiffre d'affaires, donc il faut garder les enfants à tout prix et c'est bien plus important que le contenu pédagogique (ou pas) de la journée scolaire. Le message est clair, garder les enfants est prioritaire sur le temps de cerveau disponible nécessaire à l'apprentissage. Et donc, l'État a demandé aux collectivités de s'investir pour répondre au problème démontré par les chronobiologistes, sans moyens supplémentaires ou avec le minimum. Et puis les enseignants ont aussi leurs petites revendications catégorielles. Finalement, ont primé dans l'ordre : l'organisation du temps de travail des parents, le temps de travail des enseignants, puis le temps des enfants. En résumé, il s'agissait de répondre aux rythmes des besoins de l'enfant mais en sachant que les rythmes des adultes sont prioritaires, ce que malheureusement le ministre, les parlementaires et les juristes avaient oublié de signaler. Ah bon, l'État fait de la politique sans analyser les rapports de force ? A croire qu'il n'y a pas que les élus locaux  à connaître un problème avec la réalité politique...
Bon, alors si l'État a fait ses preuves en matière de calendrier scolaire, que fait-on sans lui ? Est-ce qu'on peut organiser une école hors de l'Éducation Nationale ? Pourquoi pas si la commune coopère puisqu'elle dispose de tous les moyens matériels, d'une partie du personnel ? Combien de parents, combien d'élèves ? On a tout localement, sauf le traitement des enseignants, ce n'est pas la plus grosse part, mais tout de même… On peut négocier (1) avec l'État ? pas facile, mais pourquoi pas ? Mais qui sera l'employeur des enseignants ? Est-ce qu'il y aura encore deux employeurs sous le même toit ou un seul ? Est-ce que ce sera la commune, ou est-ce que les parents auront une place ? Et quels enseignants, que proposeront-ils ?

L'éducation est un bien commun : c’est une ressource avec des enseignants qui ont un savoir-faire, les parents et les enfants peuvent faire communauté, mais la structure de gouvernance ne fonctionne pas au niveau de la communauté locale parce que nous attendons anesthésiés la décision en regardant le ciel ministériel. Il faut sortir de nos univers mentaux d'affreuse solitude et d'imploration auprès de puissances lointaines et construire de la gouvernance, faire du débat public, de l'ouverture démocratique avec les forces locales qui sont là avec leurs atouts et leurs limites, et se réapproprier ensemble l'univers perdu des biens communs. Nos enfants valent bien cela.




(1) Post-scriptum du 29 août 2016 : j'ai écrit dans cet article que les élus locaux ne dénoncent jamais la parodie de décentralisation en matière d'éducation, sous-entendu qu'ils renoncent systématiquement de s'impliquer dans la pédagogie. J'ai découvert hier qu'un maire avait franchi le rubicond, avait négocié et, surprise, le rectorat l'a bien accueilli. L'exemple de l'action de Sophie Gargowitsch, maire de Blanquefort-sur-Briolance, est à méditer !

vendredi 8 avril 2016

Etre patron et démocrate à la fois : les élus locaux défiés par la mutualisation des services

Les représentants du peuple, les élus, sont des employeurs. Les élus locaux ont beaucoup investi leurs fonctions gestionnaires et patronales depuis la décentralisation, d'ailleurs ils emploient près de 2 millions de personnes, à peine moins que l'État (2,5 millions). Les représentants des employeurs locaux ont voulu la mutualisation des services il y a 9 ans, mais la mise en œuvre est plus que laborieuse. Il semble même que les élus la freinent, et lorsqu'ils la mettent en œuvre ils la veulent discrète. Être en même temps patron devant l'administration et démocrate devant les électeurs ne semble guère une difficulté pour les élus jusqu'à présent, mais la mutualisation des services pourrait défier cette symbiose.

Le thème de la mutualisation a été lancé conjointement par l'Association des Maire de France (AMF) et l'Association des Communautés de France (AdCF), au travers d'un colloque co-organisé par les deux grandes associations d'élus le 27 mars 2007. Quel est le résultat ? Cette idée a été reprise par l'État, introduit dans les textes législatifs, d'innombrables articles et ouvrages ont été publiés, les communautés ont dû répondre à l'obligation légale de présenter en délibération un schéma de mutualisation. Et pourtant, à ce jour, le bilan est maigre. Il n'est pas nul, mais il est mince et surtout on peut se demander s'il va véritablement prospérer ou s'enliser.
Quels sont donc les obstacles ? En dehors du circonstanciel, les modifications de périmètre communautaire, les habituels atermoiements juridiques et l'hétérogénéité des structures municipales en présence, il y a trois obstacles structurels. Mais il n'y a pas que des obstacles, il y a aussi des aspirations et les solutions ne proviendront de nulle part ailleurs que de ces aspirations.

Un enjeu beaucoup plus profond que le redéploiement

Le premier obstacle est un paradoxe : les élus locaux ont été les premiers demandeurs et finalement ils sont souvent les premiers facteurs de blocage. La position patronale des maires est à la fois la cause de la demande et des réticences qui s'en sont suivies. Dans les débuts, la question de la mutualisation est centrée sur le binôme ville centre / communauté avec, le plus souvent, un maire de la ville centre cumulant la présidence communautaire. Un seul DGS, un seul service financier, un seul staff et un seul patron, c'est à l'évidence beaucoup plus simple. Puis la pression des nécessités des économies d'échelle, appuyée et soulignée par les gouvernements successifs, doublée de la discrète interrogation des maires de première périphérie sur le partage des bénéfices de l'opération entre le chef-lieu et la communauté a modifié la nature du sujet. Si une chose a profondément évolué en 9 ans, c'est bien cela : on ne peut plus cantonner durablement la question de la mutualisation au binôme central. C'est la conclusion la plus tangible du rapport d'étape publié par l'AdCF en décembre 2015. Alors on passe de la facilité de l'osmose entre deux structures à peu près homogènes aux difficultés de la multiplicité de communes hétérogènes.
Les élus locaux exécutifs sont réticents à perdre le contrôle employeur de l'administration, or c'est précisément ce qui se passe pour les maires et surtout les adjoints aux maires de la périphérie avec la création des services communs.
Deuxième problème, l'appui de l'État. Quel allié encombrant ! Éléphantesque, il ne connaît que les vieilles lunes d'une autorité juridique et à peu près rien du monde organisationnel en mutation permanente, on dirait le pachydermique colonel du livre de la jungle. Il veut tout décider – mais pourquoi diable a-t-il voulu interdire la mutualisation (il a dit que c'était l'Europe, une affaire de marché public in house ou pas…) ? Et pourquoi diable a-t-il voulu ensuite l'encourager ? Il y a d'abord eu l'opposition de l'administration d'État au nom des principes de spécialité et d'exclusivité des compétences, puis il y a eu un engouement au nom des économies d'échelle. L'État passe d'un dogme à un autre, il donne des directives avant d'avoir défini une méthode, mais il ignore toute problématique de management avec une parfaite constance. Concrètement, il ne cesse de confondre la concentration des moyens avec celle des politiques, et assimile en permanence mutualisation et redéploiement.
Dans les collectivités, on ne peut pas confondre le transfert de compétences qui dépossède les élus municipaux de leur pouvoir politique au bénéfice des assemblées communautaires et la mutualisation qui ouvre l'accès pour plusieurs collectivités à une administration unifiée. A force de confondre la mutualisation des services avec un sous-transfert de compétences, l'État continue à détruire sans que l'on sache si cela est volontaire ou non la dynamique potentielle de la mutualisation par son vocabulaire inapproprié. L'idée même d'une collaboration hors de tout rapport hiérarchique ne lui paraît pas autre chose qu'une pesanteur. L'État est centré sur ses obsessions budgétaires et donc sur la réduction de la DGF, c'est-à-dire de sa contribution budgétaire aux finances locales, et il prône les économies d'échelle. Sauf que si le modèle bureaucratique de l'âge industriel pouvait permettre de produire des économies d'échelle par la masse, mais nous en sommes à l'ère de l'automatisation où les économies se font par la suppression d'emplois et par la connexion des compétences et des contributions...
Dernier blocage, les territoriaux. La mise en œuvre de la mutualisation des services a un premier effet d'explosion des organigrammes en râteau : premières victimes, les chefs ! Il n'échappe à personne que la seule économie réelle à terme de la mutualisation consistera en une réduction d'emplois. Quand on regroupe 3 régions en une seule, il n'y a plus qu'une seule place de DGS pour 3 sortants. Le redéploiement interne ou externe au sein d'une branche d'activité n'a jamais eu d'autre effet qu'une réduction des effectifs. La restructuration des processus de travail a un potentiel souvent assez difficile à prévoir, elle engage d'abord à une investigation hors du contrôle hiérarchique traditionnel.

Mutualisation et hiérarchie, l'eau et le feu

Au-delà de ces trois verrous, on n'a sans doute pas encore très bien compris dans nos collectivités que la mutualisation consiste à fusionner des services sans cadre hiérarchique pré-établi. Avant même de développer correctement une nouvelle organisation unifiée, au travers des services communs, l'investigation nécessaire à la mutualisation doit favoriser la communication latérale, débrider la parole des agents, parler de ce que l'on fait réellement et des émotions qui stressent. Le principe même de la mutualisation ouvre une perspective managériale radicalement inverse du transfert de compétence : c'est une inversion de la hiérarchie, il faut fouiller les pratiques et les process à la base pour renouveler les procédures susceptibles de dégager de l'efficacité et des gains de productivité et remonter ensuite vers le changement organisationnel. Pour trouver la confiance, condition de l'innovation et d'une nouvelle productivité, il y a une investigation longue et profonde à mener dans les services. C'est une opération extrêmement complexe qui nécessite une participation la plus large possible.
Il y a un travail considérable à mener : comment travaille-t-on dans chaque collectivité, pourquoi les périmètres des services existants présentent-ils des contenus différents, pourquoi les méthodes divergent, quelles sont les meilleures, etc. Pour l'instant, on voit surtout des études menées par des cabinets qui viennent d'abord écouter les idées qu'ont les chefs élus, puis secondairement les chefs professionnels, et ensuite les agents sont invités à collaborer… Si l'on veut des résultats efficaces, il faudrait d'abord que les élus redescendent un peu sur terre, admettent qu'ils ne sont pas des managers professionnels et que leur rôle sera d'avaliser les solutions élaborées, ensuite que les cadres territoriaux se mettent à la page d'un constat réaliste et difficile à contester : le modèle hiérarchique n'est pas adapté aux problématiques complexes. Autrement dit, les collectivités qui sont des organisations souvent plus complexes que les entreprises privées, à taille comparable, en raison de la grande multiplicité des métiers qu'elles assurent, doivent débriefer une étendue énorme de problématiques professionnels avec des niveaux hétérogènes de développement généralement plus élevés au centre qu'à la périphérie.
On ne manquera pas de dire qu'il y a le statut de la fonction publique, les avantages acquis, des arbitrages qui doivent être validés par les élus. Certes, néanmoins la rationalité de la mutualisation est d'entreprendre une investigation ouverte sur les services existants, de déterminer une méthode commune pour tous les membres de chaque service fusionné et donc de retisser des règles internes de responsabilité, de coopération et d'information. Rien de tout cela ne ressemble aux catégories A, B ou C et à ses grades. Mutualiser, cela se joue dès l'investigation collective initiale, l'ADN de la mutualisation est de nature à tuer la hiérarchie. Non seulement c'est possible, mais c'est imparable. On peut dire les choses autrement : soit on habille le modèle hiérarchique d'un semblant de mutualisation, soit on habille la mutualisation d'un peu de hiérarchie statutaire.
La mutualisation introduit un gène de mutation de la culture administrative à un moment opportun, où la génération Y récuse le statut pour ne reconnaître que la compétence. Personne ne croit plus à l'efficacité bureaucratique du modèle légal-rationnel que défendait Max Weber, digne contemporain de Taylor et de Ford. Le développement de la société refuse le pouvoir par la domination, l'aspiration démocratique de notre époque peut se décliner en suivant trois repères : confier les tâches mécaniques aux machines automatisées, libérer l'épanouissement des individus hors du champ de la productivité, reconnaître l'auto-gouvernance du travail par opposition à l'emploi asservi. A partir du moment où l'on croit davantage à la communication latérale qu'à l'ordre venu d'en haut pour trouver des solutions efficaces en réponse aux objectifs communs, la vision du monde change. Et c'est exactement ce qu'induit la mutualisation des services dans nos collectivités locales par opposition au transfert de compétences qui propose de remettre le pouvoir à un niveau plus centralisé. Non seulement la hiérarchie des services communs ne préexiste pas, mais la mobilisation nécessaire des ressources pour mettre en œuvre la mutualisation lui laissera une place différente, peut-être nulle.

L'aspiration patronale des élus est à contretemps

Le booster de la mutualisation, c'est l'aspiration démocratique par un implémentation du bottom up dans une culture administrative top down en faillite de légitimité. Pour les agents territoriaux, cela se traduit forcément par une mise en cause de la hiérarchie pyramidale au profit d'une collaboration horizontale. Mais il y a un second versant de l'aspiration démocratique qui n'est pas moindre, c'est le retour aux sources de la citoyenneté, le renouveau de la démocratie.
Un autre élément fondamental du contexte de la mutualisation, c'est la crise de la représentativité des élus politiques et de la légitimité électorale. Les élus locaux ont le sentiment d'être plus légitimes auprès des électeurs que les élus nationaux, c'est sans doute vrai et pourtant on est bien loin d'une analyse suffisante par rapport à ce qui va se jouer : la proximité les expose autant qu'elle ne les protège. L'aspiration démocratique fait émerger les interrogations sur la raison d'être des administrations, c'est-à-dire sur les fonctions sociales et politiques des collectivités locales. Après bientôt 35 ans de décentralisation, on voit bien que celle-ci n'a pas atteint les citoyens et que le syndrome patronal des élus s'est développé. On ne sait plus très bien quel est le rapport entre l'étiquette politique qui apparaît comme un signe clanique et oligarchique à la fois et le contenu des politiques locales, mais pendant ce temps les maires et les présidents ont cultivé l'image de gestionnaires d'administration, patrons et pourvoyeurs de services publics en monopole sur le territoire. La recherche de consensus, l'infiltration du marketing dans les politiques publiques et le masque de la complexité administrative ont écarté la conflictualité du débat et la participation citoyenne. Les affaires de Sivens et Notre Dame des Landes sont emblématiques de la distorsion susceptible de surgir quand les citoyens réagissent à une politique publique locale définie dans un cadre institutionnel et procédural qui a inoculé la rupture entre la légitimité élective et la représentation des citoyens.
La fonction patronale est ancrée dans la culture de l'autorité hiérarchique, contradictoire avec le modèle démocratique. A priori, on peut penser que la distinction entre le management et le propriétaire de l'entreprise règle à peu près de la même façon la question de la gestion des ressources humaines. Or, ce n'est pas vraiment le cas, la responsabilité employeur reste un problème particulièrement aigu dans le secteur public avec des variations. Dans le secteur privé, les établissements appartiennent soit à des grands groupes soit à des PME/TPE dont les patrons sont des professionnels propriétaires des capitaux. Dans les collectivités locales, les pouvoirs de l'employeur appartiennent à l'exécutif, c'est-à-dire à des élus sans légitimité professionnelle. Depuis 35 ans de décentralisation, les exécutifs locaux n'ont cessé d'affirmer leur volonté gestionnaire et de se positionner au sommet de la pyramide hiérarchique des collectivités locales et la question de la répartition des rôles entre les élus et les cadres territoriaux est toujours plus sensible. L'élection permet l'accès à la fonction patronale, en dehors de la légitimité de la propriété des biens et en dehors de la légitimité professionnelle des managers acquise par les diplômes ou l'expérience, c'est une sorte de « tour extérieur » comme on dit dans la haute administration. La mutualisation des services met en évidence le contretemps sociétal de cette aspiration patronale en éliminant de nombreux adjoints et même des maires de cet accès au contrôle des personnels.


Est-ce que les citoyens veulent la démocratie au travail ?

Ce contretemps oriente déjà profondément la mise en œuvre de la mutualisation des services, même si cela s'exprime de manière détournée. Bordeaux Métropole, par exemple, mène une mutualisation parmi les plus ambitieuses de France, portant ainsi les emplois communautaires de 3 à 5000 agents environ, le différentiel correspondant à peu de chose près aux nouveaux services communs. La stratégie globale des bordelais est définie par un guide de gouvernance dans lequel on peut lire que le lien de proximité « qualifie plus particulièrement les relations entretenues par les communes avec leurs habitants ». En fait, la mutualisation couvre le back-office, mais jamais aucun poste de front-office. Lorsqu'il y a un transfert de compétence les agents sont communautaires, mais lorsqu'il y a une mutualisation les services communs sont invisibles de la population. Les élus ont un pouvoir identifié au contrôle du personnel municipal, et ils ne s'imaginent pas afficher la dépossession de leur pouvoir patronal, ils la cachent. Pourtant, la gestion déléguée au secteur privé est une pratique ancienne et répandue. Il y a un imaginaire du pouvoir sans dialogue entre les élus et les citoyens, c'est le cœur de la crise de la représentation qui ne répond plus à l'aspiration démocratique.
La fonction employeur est pour les élus de l'exécutif un signe de pouvoir qu'ils ne veulent pas partager, les maires répugnent toujours à exposer les problèmes de gestion du personnel devant les assemblées municipales, alors en faire une question de débat public est inconcevable pour l'immense majorité d'entre eux. Pourtant, il est aujourd'hui devenu absurde de taire le dysfonctionnement de l'ordonnancement vertical et autoritaire de nos administrations. Ne pourrait-on pas se poser la question de savoir si le peuple est en harmonie avec le positionnement patronal des élus locaux ? Est-ce que la population approuve le fonctionnement hiérarchique de nos administrations, défini dans ce cadre légal-rationnel pensé au début du XXème siècle ? Est-ce que le citoyen est réellement d'accord avec ce modèle de management de nos institutions publiques financé par son impôt et gouverné en son nom ? Les citoyens, des salariés dans leur grand nombre, ne veulent-ils pas plus de démocratie au travail pour eux-mêmes ?
Les aspirations de la société existent aussi bien chez les fonctionnaires territoriaux que dans le reste de la société. Non seulement le modèle démocratique doit détrôner le modèle autoritaire dans le travail, mais la segmentation des individus qui sont à la fois des producteurs et des consommateurs, à la fois des usagers et des citoyens, est remise en cause par la société qui ouvre une place de plus en plus large aux modèles collaboratifs.  Le deuxième point de la déclaration de Territoires hautement citoyens fait une synthèse claire des implications du changement social dont la problématique de la mutualisation des services n'est qu'une illustration :  « Nous reconnaissons que le numérique change la donne, que la société est en mutation et passe d’un modèle pyramidal centralisé à un modèle horizontal connecté où chacun gagne en pouvoir d’agir au service de l’intérêt général et du bien commun ».
Dans une société où l'emploi et les conditions de travail sont constamment sur le devant de la scène, il est paradoxal que les patrons élus n'aient pas de débat avec la population qu'ils représentent sur ce qu'ils font au nom des citoyens de leur fonction d'employeur. Faut-il automatiser et supprimer des emplois ? Faut-il augmenter le temps de travail quand il est inférieur à 1607 heures par an comme le demande la Cour des comptes ? Qui doit commander et contrôler dans les services publics ou est-ce qu'il faut des administrations libérées, comme il y a des « entreprises libérées » pour qu'elles soient efficaces ? On devrait débattre aisément de ces choses en démocratie où les représentants du peuple représentent le peuple.
Selon Frédéric Laloux, dans le long terme, il n'y a pas à arbitrer entre la mission et les moyens parce que si nous nous concentrons sur la mission, la définition des moyens en découlera. La question ultime que l'on peut percevoir dans la difficile gestation de la mutualisation des services de nos collectivités publiques est dans la raison d'être de la démocratie locale.


jeudi 10 mars 2016

Les idées de LR sur la Fonction Publique Territoriale et surtout les idées que LR n'a pas !

On va encore dire que j'ai des idées exotiques, mais enfin à force de stagner dans le conformisme on finit par se laisser emporter dans de profonds désordres pour aboutir à de vraies crises sociales. Voilà donc que Les Républicains, ces aimables libéraux qui n'ont jamais véritablement décrochés du bonapartisme, teintés de colbertisme et de gaullisme dans le meilleur des cas, veulent mettre en pièces la fonction publique territoriale. Je défends l'abolitionnisme du statut de la fonction publique territoriale avec des raisons et surtout des perspectives totalement différentes du discours ambiant qu'il soit pro ou anti-fonctionnaires.
La première chose que je dois dire, en préalable, d'avant d'entrer au cœur du sujet, c'est que j'ai exercé à plusieurs reprises et longuement en temps qu'agent public contractuel et donc non statutaire. Je me souviens avoir été licencié sans aucun motif, ce qui été admis par une cour d'appel administrative qui m'a fait bénéficier en préjudice moral d'une indemnité inférieure à mes frais de justice. S'il y a une chose qui a été longuement scandaleuse dans le secteur public français, au-delà de cette anecdote personnelle, c'est la situation des agents dits non-titulaires. Théoriquement, il y a un code du travail pour tout le monde – sauf quand ce n'est pas le cas, et notamment en raison des juridictions administratives. L'Union Européenne a contraint à la réduction les désordres, puisse-t-elle aller jusqu'à la destruction de la particularité française des juridictions administratives. La justice européenne n'a jamais fait semblant de militer pour autre chose.

Non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux : une logorrhée inepte

Le premier grand tort de la fonction publique territoriale, c'est sa complexité. Un immense bidule avec des filières jamais à jour des nouveaux métiers, des grades qui valident des modalités archaïques de management qui n'ont plus de sens, des modalités de concours qui donnent le pouvoir à des gens qui ne sont pas les mêmes que ceux qui recrutent, des régimes de prime aussi variés que fantaisistes. La liste est longue, les points communs à tout cela : un centralisme de conception et un égalitarisme de façade. Mais une application décentralisée et des inégalités problématiques. On a bien un système règlementeur, mais il faut le comprendre dans sa composition lacanienne : de règles menteur.
Voilà donc que « Les Républicains veulent enterrer le statut de la fonction publique territoriale », ils en veulent aux rigidités et aux emplois garantis à vie. Il y a un mélange de fantasmes et de récupération habile quand Nicolas Sarkosy dit qu'il veut « les mêmes contrats que pour les salariés ». En fait, quand on voit la liste des changements intervenus au 1er janvier 2016 avec le décret 2015-1912 en application des directives européennes, on a guère d'autres choix.
On nous annonce surtout qu'on veut pratiquer comme dans les entreprises publiques : on ne touche pas au statut des fonctionnaires titularisés, mais on n'embauche plus que des salariés. Ces propos sont tenus avec une platitude déconcertante quand on sait la désespérance qui a régné, et qui règne encore, dans ces entreprises présentées en modèle que sont France Télécom/Orange et la Poste notamment. Des 3 fonctions publiques, la territoriale est la plus nombreuse, la moins qualifiée et la moins rémunérée – autrement dit, la plus faible, et donc la première attaquée. Le taux d'absentéisme y est très élevé et surtout très ascendant, c'est le signe qui ne trompe aucun spécialiste : cette FPT est d'ores-et-déjà minée de l'intérieur par la désespérance, par le manque de reconnaissance sociale.
Ce n'est pas l'insistance de la Cour des comptes, qui ne fait qu'emboîter le pas des tribunaux administratifs dans cette affaire, pour dénoncer les temps de travail annualisés inférieurs à 1607 heures qui arrange les choses. Quand on sait le nombre d'énarques placardés payés à ne rien faire 3 à 5 fois ce que coûtent ces pauvres agents de catégorie C de plus de 50 ans ballottés dans des procédures médicales interminables pour aboutir à des indemnités d'invalidité de misère, on ne peut qu'être révolté par l'organisation d'une stratégie du pourrissement des statistiques et des cœurs, c'est absolument honteux. Cela dépasse en réalité tout à fait le discours de LR, c'est l'œuvre de la fusion de ladite haute administration et des politiques.
Et alors, donc, Nicolas Sarkosy propose le couteau aveugle d'un remplacement sur deux départs à la retraite. Je vais traduire aussi franchement que je le pense : c'est une invitation à reproduire le système stupide de l'État dans le contexte encore plus complexe des collectivités locales. Franchement, quoi de plus désespérant pour un manager que cette logorrhée politicienne ? Combien de managers territoriaux ont été agacés par un de ces élus amateurs persuadé qu'il suffisait de mettre une tête derrière un bureau pour en remplacer une autre et que cela réglait le problème… Ah oui, mais non ! le redéploiement, c'est un peu plus compliqué que cela, il y a des compétences, des restructurations, des problèmes de cohérence, de formation et de continuité organisationnelle. En réalité, les politiciens savent tous que la mise en œuvre est infiniment plus complexe que leur discours simpliste qui ne donne concrètement qu'un cadre global chiffré. Mais Sarko et ses copains s'en foutent, ils ont pour cap un chiffre et un égal mépris dans le déficit d'explication pour les fonctionnaires que pour les citoyens. Du moment que vous entrez l'oreiller dans la valise, ils sont contents.

Désespérément imperméables aux idées démocrates basiques

Alors, parlons du volume de la valise. L'essentiel reste que l'État réduit les dotations et qu'il y a une contradiction évidente entre cette réduction financière et le maintien du statut puisque la masse salariale constitue l'essentiel des charges de fonctionnement. De ce point de vue là, LR a le mérite du minimum de cohérence qui ne semble pas affleurer au PS.
Tout cela, c'est du gribouille. Le vrai problème, c'est la responsabilité employeur dans la fonction publique, lequel ne se pose pas exactement le même façon dans chacune des 3 fonctions publiques. Pour en rester à la fonction publique territoriale, il y a un risque de renforcement du rôle patronal des élus locaux qui est déjà très excessif aujourd'hui et qui pose de nombreux problèmes. La FPT nous protège moins qu'on le croit, ou qu'on nous le dit, du clientélisme. Évidemment le mode de recrutement actuel des non-titulaires est une porte béante aux dérives clientélistes.
Les élus sont là pour représenter les électeurs, pas pour être des patrons. A priori, ils ne sont pas recrutés pour leurs compétences managériales et ils ne sont pas élus pour cela. Ou alors cela pose un problème de cohérence, mais a priori un corps électoral n'est pas un jury professionnel de recrutement même si les candidats ont parfois la tentation de confondre représentation politique et marketing en mettant en avant des critères de CV dont les contenus n'ont tout de même pas été labellisés par les hiérarchies administratives. Les élus qui s'improvisent chef de service ou chef d'administration sont un problème récurrent, beaucoup de ces élus du suffrage universel semblent moins investis par la fonction représentative que par la fonction patronale.
Comme le Maire a effectivement juridiquement le pouvoir patronal, nous avons nombre de fonctionnaires timides qui n'arrivent pas à affirmer leur responsabilité professionnelle de manager. Il est maintenant courant que de nouveaux élus arrivent au lendemain d'une alternance électorale avec cette ferme intention de s'imposer à l'administration, convaincus de son incompétence et de sa prégnance trop importante dans le bilan du mandat précédent, avec l'idée d'être eux-mêmes les dirigeants et de se positionner au sommet de la hiérarchie. La confrontation est difficile parce que les responsables du management et des services attendent des orientations politiques qui leur paraissent soit illisibles, soit totalement absentes. Les choses sont rarement toutes noires ou toutes blanches, généralement grises, mais le fait est cependant que moins les élus pensent en terme de représentativité de leurs concitoyens plus ils sont centrés sur le patronal, ce qui n'est pas acceptable en démocratie.
Les choses sont assez simples pourtant, c'est aux citoyens qu'il revient de décider. La seule règle démocratique fondamentale, c'est la sanction collective prise par ceux auxquels la règle s'applique. Ce n'est aujourd'hui le cas ni des agents territoriaux qui vivent sous le régime hiérarchique qui repose sur le statut de la fonction publique, ni le cas des citoyens contribuables qui ne sont invités qu'à la profération de la vindicte sans aucun accès réel au choix politique. Le plus gros défaut des propositions des LR, c'est qu'elles sont enfermées dans un bonapartisme pitoyable. Moi, je pense, aussi exotique que cela paraisse, que s'il y a des décisions stratégiques à prendre pour le personnel de la collectivité locale celles-ci reviennent aux citoyens, pas aux élus. Faisons de la question du revenu et des principales conditions contractuelles des agents publics une question de débat public local. Utilisons les données pour connaître les revenus de la population et ses conditions de travail et celle des agents des collectivités, cherchons un consensus social, regardons s'il y a des sujétions particulières qui doivent être pris en compte, c'est ça la démocratie. Bien sûr que l'avenir de la fonction publique territoriale est problématique, mais pourquoi personne ne songe à tourner vers les citoyens ?
Un élément essentiel du problème de la gestion des personnels de nos collectivités locales provient d'une dérive peu démocratique du positionnement des élus : ils ne sont pas là pour diriger une structure administrative, ils sont là pour représenter les électeurs, pour porter le débat public plutôt que pour le craindre. Pour veiller à ce que la volonté des électeurs soit faite, pas pour décider par eux-mêmes quoi que ce soit, et finir par se prendre pour le bon dieu.

Les Français n'ont pas plus peur du face-à-face que les autres

Un système bureaucratique national pour organiser les services d'une démocratie décentralisée, c'est une aberration logique. Je ne peux absolument pas défendre le statut de la fonction publique territoriale : en temps que démocrate, c'est simplement impossible. Ce raisonnement invalide évidemment toute approche bureaucratique, y compris le principe du non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux ! Il dénonce aussi l'apologie des évaluations du mérite individuel, un archaïque contresens autoritaire pour améliorer la qualité du service public. Je les entends déjà les critiques de ceux qui ne veulent pas comprendre depuis que les jacobins l'ont emporté sur les girondins : « mais il faut bien faire quelque chose ! » Oui, il faut choisir : soit une solution autoritaire étatiste, soit porter le débat sur les ressources et sur les coûts de l'administration locale auprès des électeurs de chaque collectivité. Arbitrer dans la transparence et l'ouverture, accepter les différences d'opinion ou tout au moins les comprendre, développer l'assertivité, c'est cela la démocratie.
Si on choisit la seconde solution, avant de savoir que c'est impossible, on découvrira des choses insoupçonnées. Je peux tout de même en révéler une. Elle est immanquable, incontournable, et aussi évidente qu'ignorée : si on doit conserver, comme le suggère Nicolas Sarkozy, quelques fonctions sous un statut public très protégé de tout risque de clientélisme dans la gestion locale, pourquoi pas, avec un management cohérent et efficace pour affronter l'un des problèmes de gestion locale les plus profonds de notre société, on ne doit certainement pas y loger les enseignants ! Sauf à considérer que l'État reprenne la gestion complète des écoles et à garder un système centralisé, ce qui est tout de même une proposition aux frontières de l'absurde au regard de la situation actuelle de l'État. L'école est le parfait exemple du choix qui doit être fait entre l'étatisme, et la démocratie décentralisée où le face-à-face doit émerger pour gérer collectivement la mutation de la perte du monopole des enseignants sur le savoir d'une part et pour négocier un nouveau partage entre le privé et le communautaire (qui n'est pas forcément le public) d'autre part.
On nous a appris dans les grandes écoles (à sciences-po) que les Français ne supportent pas le face-à-face, c'est faux. C'est l'État contrôleur, désespérément centralisé et autoritaire, qui ne supporte pas la confrontation sociale, exactement comme l'Église catholique interdit le sexe à ses plus proches serviteurs depuis des siècles, tétanisée qu'elle reste par la peur du secret des alcôves hors de son contrôle.