vendredi 18 décembre 2015

Le juriste, les hackers et nous !

Nos institutions publiques semblent la part de la société la moins en mouvement. Au centre du dispositif, le symbole de la stabilité de l’ordre public depuis des siècles, l’état, représente désormais davantage l’immobilité que la démocratie à laquelle les membres de notre société aspirent. Faisons un bout de chemin avec un juriste qui s’intéresse vraiment à l’adéquation entre le droit public et la société, et regardons les premières idées déversées par les hackers dans le domaine politique. Avis de tempête pour les représentants élus et tous les dominants de la sphère publique, notre idée de l’action politique entre en mutation.

J’aime bien Dominique Rousseau. Ordinairement les juristes m’agacent, collectivement ils sont une plaie de notre société et singulièrement de notre administration publique. Par définition, le droit, la législation au premier chef, correspond à un compromis social trouvé face à un problème public ou privé répandu en tenant compte des contradictions et des forces en présence. Ce compromis daté n’a pas de dynamique. Plus on entre dans les détails, plus le mouvement de la société est rapide, plus l’obsolescence de la loi est permanente et sa pertinence en berne. C’est pour cela que nos armées de juristes, ingénieurs du détail textuel, se comportent si souvent en apologistes fatigants des décisions prises en silo dans les structures pyramidales que la nouvelle société en réseau vomit. Mais Dominique Rousseau a la grâce de penser le droit au présent et pour l’avenir.



Notre constitutionnaliste est lucide. Il souligne volontiers que la loi est un texte général, impersonnel, bien adapté à une société solide mais plus vraiment à notre société fluide où tout change en permanence : nos lieux de vie, nos compositions familiales, nos métiers comme nos rôles dans la production ou dans la consommation. Regardez le cas d’une grève d’étudiants, dit notre juriste universitaire qui s’y connaît, il n’y a plus d’association représentative, on ne sait plus avec qui discuter ! Il faut donc limiter la voie législative et favoriser le développement contractuel.

De la continuité, de la responsabilité et de la liquidité politique


Dominique Rousseau défend l’idée d’une démocratie continue. Il désespère des élus, on ne pourra jamais les changer, il en est sûr, mais pour autant il n’en invite pas moins très clairement à résister aux tentations de la démocratie directe. En effet, la démocratie directe poursuit le rêve éveillé d’un peuple spontanément conscient alors que rien n’est moins évident, et pas seulement en raison de l’idéologie et de la propagande — c’est d’ailleurs à peu près la même chose. Le constitutionnaliste ne fait guère de cas de la question de la dimension, thème récurrent des doutes émis sur la démocratie directe. Non, il voit deux questions fondamentales qui mettent la démocratie directe en impasse : comment distinguer le peuple de la multitude ? Comment assumer la responsabilité ? Le notion de peuple suppose une unité collective, une représentation globale et reconnue de l’intérêt ou de la volonté générale. Or aucun critère ne peut délimiter un peuple, ni l’ethnie, ni le roi, ni la langue, ni le territoire. Vraiment rien, si ce n’est le droit et la reconnaissance du droit d’un peuple par lui-même. Et donc, il faut assumer la cohérence du droit, autrement dit la responsabilité dans une continuité. Le professeur de la Sorbonne a certainement raison de souligner que les mandats courts et/ou impératifs, comme le suggère tous les apôtres de la démocratie directe, risquent fort de donner le pouvoir à la haute administration, c’est-à-dire aux mêmes oligarques, par un autre chemin ! C’est à peu près ce qui s’est passé avec la IVème République, l’instabilité ministérielle et Guillaumat était au pouvoir !
Comment peut-on donner corps à ces idées-là sans se perdre à nouveau dans les limbes de la complexité ? Notre juriste propose plusieurs idées notamment la suppression du Conseil d’État, la protection constitutionnelle des lanceurs d’alerte et l’institutionnalisation des conventions de citoyens. J’y vois trois bonnes idées, insuffisantes. Notamment parce qu’il ne propose rien sur la question électorale, or celle-ci est à la fois au cœur de la légitimation politique et de la crise. Nous avons besoin d’une rénovation qui implique tous les citoyens.
Le conception de nos institutions publiques datent du XIXème siècle, c’est à la fois on ne peut plus visible et insoutenable. La bonne nouvelle, c’est que les hackers (comme l’a rappelé parfois Étienne Chouard, les pirates sont historiquement démocrates !) s’intéressent de plus en plus aux institutions publiques. Une proposition forte est en train de mûrir, il s’agit de la démocratie liquide. Elle s’appuie sur des technologies encore un peu nouvelles, la première d’entre elles est le blockchain qui a notamment permis la création de la première monnaie internationale qui échappe complètement au contrôle des états et de leurs banques centrales, le bitcoin. Il y a une seconde technologie sur les rails qui pourrait être plus déterminante encore pour mener à bien la révolution du contrôle de la décision publique, c’est Ethereum. Il s’agit d’une plate-forme décentralisée qui fait fonctionner des contrats programmés avec l’appui d’algorithmes sans aucune possibilité de temps d’arrêt, de censure, de fraude ou d’interférence de tiers.

Délégation récupérable à tout moment : la fureur des chefs spoliateurs de volonté est déjà là !


Les hackers travaillent, on aura besoin d’eux et on aura besoin des juristes qui s’intéressent à l’avenir de la société. Mais le plus utile, ce sera nous. Oui, nous-mêmes ! Dominique Rousseau rappelle que Louis XV tenait tête à ses grands courtisans en soutenant que le corps du roi était celui de la France ! Ce n’est même plus de l’histoire ni du droit, c’est de la psychanalyse… Et nos représentants élus se comportent de la même manière, ils sont la nation, ils décident pour nous, ils sont les patrons et parlent à notre place dès le dimanche soir d’élection. Nos bulletins électoraux muets sont transformés en une voix, la leur. Ainsi le peuple fusionne dans le corps du roi, ainsi encore nous fusionnons avec les élus en les adoubant pour qu’ils parlent en notre nom. La démocratie, c’est au contraire associer sans in-différencier, c’est reconnaître l’altérité pour coopérer. L’enjeu de la démocratie liquide est de dépasser notre imaginaire actuel d’une démocratie directe en opposition avec la démocratie représentative : oui à la délégation, à condition de pouvoir la reprendre à tout moment.
Je ne crois pas vraiment à un rééquilibrage entre la loi et le contrat, d’ailleurs l’inflation de l’une entraîne la profusion désordonnée de l’autre. Qui lit encore les conditions générales de vente en ligne ? Il me semble que nous allons plutôt vers une décentralisation radicale de la gouvernance, aussi bien dans le secteur privé que dans le secteur public. Il faut garder une centralisation des numéros d’IP, il faut conserver une identité sûre : bienvenue à France Connect par exemple, mais plus on centralise, plus la norme doit être simple, neutre et le pouvoir de l’institution limité. La démocratie, c’est l’autonomie des individus, c’est la liberté de s’associer sans contrainte, c’est la possibilité d’inventer des règles collectives à la demande en fonction de la nature du besoin. Ce renouveau de la démocratie est en marche, il annonce la fureur de tous les chefs, les rois du pétrole, les Monsanto et les GAFA, en passant par les nostalgiques du renseignement étatique. Les délires pour défendre les droits d’auteur, l’accès privé au sous-sol et aux fonds marins, la brevetabilité du vivant, tout cela est déjà là. Tous ceux qui ont du pouvoir par la domination, c’est-à-dire par la spoliation de la volonté des autres, se défendent frénétiquement. Pour mémoire, Louis XV a conservé un pouvoir absolu jusqu’à sa mort, mais son petit-fils Louis XVI fut guillotiné, et un nouvel ordre social est advenu. Il n’y a plus de roi de France, je ne crois qu’il y aura de roi du monde, je ne veux couper la tête de personne mais espérer que la fureur des puissants est un bon signe.


Sources :
- « Radicaliser la démocratie », Dominique Rousseau, éditions du Seuil 2015
Émission radiophonique avec Dominique Rousseau

jeudi 17 décembre 2015

Légitimités politique et professionnelle ne sont pas superposables !


Innover dans les collectivités ? Vite dit. La protection de l'emploi qu'offre le statut nous en empêche souvent. Et que dire de l'intrusion des politiques dans le management ?

J’ai été surpris par les termes de l’appel à l’innovation contre l’immobilisme, paru dans le précédent numéro de La Lettre du cadre. Je ne crois pas que nos collectivités soient un terrain fertile pour les innovations. Au contraire, il est particulièrement difficile d’innover au sein des collectivités, je m’y suis essayé plus d’une fois ! Je voudrais pourtant bien que ce soit vrai…
 

Le management est l’affaire des cadres

Pour sortir de l’immobilisme et innover, il me semble prioritaire de prononcer quelques paroles de liberté.
D’abord, il y a aujourd’hui une contradiction fondamentale entre la maîtrise des dépenses et laprotection de l’emploi qu’offre la FPT.
Ensuite, diriger des personnels est une affaire de professionnels du management qui nécessite de disposer de délégations claires pour affronter les tempêtes. Donc, pour innover, il est temps de dire au chef de l’exécutif qu’à partir de maintenant il ne s’occupe plus de management (il doit se retirer du CTP et de la CAP bien sûr). Qu’il cesse de nous empêcher. Que lui s’occupe de politique et pas nous, que le management, ce soit nous et jamais lui. Et que s’il n’est pas content du résultat à telle échéance, il nous vire, nous, toute l’équipe dirigeante.
 

Supprimer les emplois inopérants

Le management efficace aujourd’hui conduit à une organisation en réseau, sans hiérarchie, avec des spécialistes autonomes qui se coordonnent et franchissent les barrières institutionnelles (sans procédure d’autorisation dilatoire) pour trouver les meilleures solutions. L’équipe dirigeante soutient alors les innovations de processus efficaces, les mutualisations et les automatisations de tâches. Les managers suppriment les emplois inopérants… et les marges financières sont retrouvées !
Sans doute cela a-t-il des effets politiques, mais c’est l’élu qui s’en occupe, non ? Laissons donc de côté nos vieilles lunes. Les entreprises concurrentielles suppriment des emplois, les administrations performantes aussi, forcément. Un manager public est responsable de l’économie des moyens. L’administration des moyens, c’est nous, et nous sommes qualifiés par une formation et par une expérience professionnelles. Le choix des politiques publiques, c’est l’exécutif qualifié par l’élection.
 

Dire la vérité

Dire la vérité dans nos territoires, c’est déjà innover ! Les légitimités politiques et professionnelles sont de nature différente. Cessons de les superposer dans un schéma top/down. Cette vision de l’autorité verticale, de l’époque pré-numérique sans réseau, c’est du noir et blanc, de la politique à papa.
Le mandat électif ne qualifie aucune position hiérarchique par rapport aux cadres dirigeants, il est temps de le faire comprendre clairement. Et si les élus s’occupaient de politique au lieu de gestion des moyens, et s’ils s’occupaient davantage du lien entre les citoyens et leur institution publique ? Ils découvriraient l’empowerment et ça nous rapprocherait !

Nota : cet article a été publié dans La Lettre du cadre, décembre 2015


vendredi 27 novembre 2015

Les libertés démocratiques mieux garanties par les voisins que par les institutions

Peut-on parler librement au village ? Loin d'être anodine, cette question contient en germes un profond changement de société. La transparence est un critère aussi fondamental pour distinguer la démocratie de la politique que peut l'être le renoncement à l'usage de la violence séparant la politique de la guerre. Les élus de Saillans montrent le chemin et il y a de réels obstacles. La tolérance à la liberté individuelle ne doit pas se limiter aux débats publics directs et intermittents, elle doit être continue. C'est la pierre angulaire du renouvellement démocratique.

La question de la transparence est très importante en démocratie, elle est en réalité tout à fait centrale alors qu'elle peut être dévoyée très facilement. La transparence est facile à mettre en œuvre en l'absence de conflits, mais lorsque les oppositions se cristallisent, que les intérêts s'en mêlent et que les agressions deviennent manifestes, l'exercice prend un tour plus délicat et le secret retrouve des justifications puissantes.
La guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens comme l'a bien mis en évidence Clausewitz, mais la formule fonctionne tout aussi bien en sens inverse : la politique est la continuation de la guerre par d'autres moyens. En revanche, si la démocratie est la continuation de la politique, on ne peut absolument pas inverser la formule. Avec le renseignement, c'est-à-dire la recherche et l'obtention d'informations non-communiquées, on n'est dans la politique, d'ailleurs toujours dans la guerre, mais on n'est plus en démocratie. L'idée que la démocratie est un régime politique est en soi problématique, nous devons faire un petit effort d'analyse sur la nature de ce qui distingue la démocratie de la politique.

La séparation entre la transparence et le secret

En démocratie, la controverse est normale, elle correspond à une discussion argumentée avec des différences subjectives d'appréciation des faits, à des divergences d'analyse des phénomènes, et à des projections imaginaires contradictoires. Dès l'intention polémique, puis avec le savoir-faire rhétorique, les acteurs du débat public peuvent glisser de la différence subjective à la contradiction objective. L'espace de la confrontation subjective est celui de la démocratie, celui de la confrontation objective fait entrer dans un autre monde : celui de la politique. La politique n'est pas encore la guerre, c'est le lieu de la négociation, celui des marchands de dupes où la rétention d'information et le leurre constituent une ressource de pouvoir avant le recours aux autres moyens matériels de lutte.
J'invite donc à remiser définitivement l'idée selon laquelle la démocratie serait une sous-catégorie de la politique au même titre que la monarchie ou l'aristocratie. Il y a un changement de nature entre la politique qui se fonde sur une mécanique d'échange dialectique entre la protection et l'obéissance, et la démocratie qui s'établit par le partage de la décision collective sur le principe d'égalité des subjectivités individuelles. La distinction se fait très précisément dans la séparation entre la transparence et le secret, parce que la dispute sort de l'égalité subjective si les données du débat public ne sont pas totalement ouvertes. La politique peut se continuer dans la démocratie, mais l'inverse n'est pas vrai parce que, avec le secret, apparaît la domination en même temps que la rupture dans l'accès à l'information, et donc une inégalité objective dans l'accès au débat public.
Pour atteindre un fonctionnement démocratique satisfaisant, il faut réunir deux conditions : avoir des décideurs qui ne sont pas en rupture avec la population en raison d'intérêts sociaux divergents, et être en sécurité, c'est-à-dire se situer dans une société imperméable aux pressions des adversaires extérieurs. Ces deux conditions sont rarement parfaitement réunies. Dans nos états-nations européens du XXIème siècle, nous voyons bien qu'il existe une « classe politique » en rupture sociale de plus en plus accentuée avec la population. Cela est singulièrement illustré par la position de l'élite républicaine puisque les successions de mandats électifs tendent plus à la pérennité que les emplois précaires d'une large partie du corps électoral. En plus, les passerelles entre les fonctions politiques, administratives et privées limitent grandement les risques au terme de la mandature des élus. Sur la seconde condition, l'état-nation est de moins en moins en situation de contrôler son enveloppe extérieure pour des raisons institutionnelles avec la construction européenne, mais surtout pour des raisons migratoires tant des êtres humains que des informations et des idées avec internet, ou encore pour des raisons économiques avec le développement des multinationales, des optimisations fiscales, et des opérations financières ultra-rapides en capacité de fracasser les monnaies souveraines. La régression de ces deux conditions discrédite en profondeur le caractère démocratique des pays occidentaux.

La politique protège de la guerre, la démocratie est un abri de la domination

La démocratie est une coquille vide si les enjeux lui échappent. Dans la dégradation démocratique actuelle, on peine à percevoir de l'espace entre le consensus vide et la politique des confrontations d'intérêts tout à fait tangibles. Nous sommes en effet encouragés dans l'illusion démocratique par les commentateurs politiques qui nous décrivent les joutes électorales à longueur d'antenne comme une lutte objective et permanente pour la conquête des différents segments de l'opinion publique. Nous entendons perpétuellement en creux qu'il y a une concurrence objective des positionnements politiques pour exploiter nos pensées individuelles subjectives en quelques tas de pions dont seuls les nombres comptent. La face cachée de ces diagnostics politiciens, tenus par les spécialistes médiatiques autorisés à rabaisser nos subjectivités citoyennes à un jeu d'exploitation de la multitude de pions, c'est tout de même qu'il existe des enjeux sociaux qui ne se réduisent ni aux intérêts d'exploitants d'électorat ni même aux intérêts économiques et financiers. La publicité médiatique des concurrences électorales fait ressortir les contradictions avec force, mais les enjeux de la dispute démocratique sont toujours moins visibles. Ainsi l'incapacité subjective du citoyen est suggérée en permanence, il est invité à le constater lui-même et à s'en remettre par le vote aux élites compétentes pour diriger la société.
Il y a de la place pour la controverse, et donc pour les différences subjectives, à condition de retrouver de la matière au débat public. Le premier objectif d'une reconquête démocratique, c'est la redécouverte des enjeux qui ne sont pas forcément mis en lumière par les contradictions objectives apparentes. La démocratie ne fait pas disparaître la politique, elle se constitue en un champ autonome où le débat est ouvert hors de l'exercice de la domination et de sa dialectique ordinaire de la protection et de l'obéissance. La politique peut s'exercer dans la paix, hors de la guerre en externe par ses forces militaires et en interne par le monopole de la force de police : c'est une bulle protégée. La démocratie existe par une deuxième paroi de protection qui permet l'application de la transparence des connaissances, le libre accès au partage, et à la création de gouvernances partagées.



J'ai écouté ce que disent les élus de Saillans : ils entendent situer leur rôle dans le contrôle de la forme et de la méthode et donc pas forcément par leur implication sur les questions ou sur les solutions à proposer. Ils se positionnent en intermédiaires entre la population et l'exécution politique plutôt qu'en décideurs. Gardiens de la bulle démocratique plutôt qu'acteurs de la controverse. A l'évidence, ils énoncent ainsi la justification de toutes les démarches participatives : il faut s'extraire des confrontations objectives pour retrouver l'expression publique de la subjectivité des habitants, et donc faire émerger prioritairement les enjeux de l'action publique.

La liberté de parole en otage ? Les communautés d'hier + la liberté individuelle

Les saillansons sont sûrement sur la bonne voie. Cependant, il y a quelques risques à croire que les nouvelles règles de la bulle démocratique puissent se généraliser et faire croître spontanément cet écosystème de délibération ouverte. Le changement de régulation au sein de la sphère politique pacifiée n'a jamais changé les règles de la guerre, et le changement démocratique de Saillans ne modifie pas les réflexes politiques de la communauté de communes du Crestois. L'élargissement du bureau municipal constitue en soi un pari politiquement risqué qui mérite particulièrement l'attention. Cette entité est généralement le cœur de la machine municipale, il ne répond à aucune contrainte juridique, il réunit la municipalité et les principaux cadres quand il y en a. C'est l'instance où on peut se lâcher, où l'on se fréquente suffisamment régulièrement dans la même configuration pour dire le fond de sa pensée à l'abri des regards étrangers, le lieu où l'on peut négocier n'importe quoi contre n'importe quoi d'autre, parce que l'on peut parler en toute confiance. Si la confiance n'existe pas dans cette instance, elle ne sert à rien, elle ne permet pas de décider. La commune de Saillans peut-elle se passer de l'instance secrète de décision ? La plupart des conseils municipaux ne sont que des chambres d'enregistrement dotées d'un droit de tribunat pour l'opposition et rien d'autre, le bureau municipal est le lieu réel de la décision. Disons-le autrement, peut-on confondre le lieu public de délibération officielle et le lieu de décision réelle ?
L'ouverture du bureau municipal au public est un défi. S'il échoue, des instances parallèles, occultes, c'est-à-dire secrètes, déplaceront le centre réel du débat, ce serait ni plus ni moins un complot contre les principes démocratiques. Est-ce que l'on est sûr de pouvoir évoquer publiquement tous les problèmes qui fâchent, qui créent des incertitudes et des doutes ? N'oublions pas que la force des jurys d'assises, par exemple, c'est le secret de la délibération. Jusqu'où la conversion de la population locale peut-elle aller ? Est-ce que le Maire et ses adjoints peuvent tout dire dans une réunion opérationnelle ouverte à n'importe qui ? Que telle histoire de voirie est lié à une affaire de voisinage peu glorieuse ? Peut-on évoquer telle orientation de la politique scolaire municipale qui n'a pour l'essentiel pas de rapport avec l'intérêt des familles mais un lien important avec le conflit vis-à-vis de telle commune voisine, de la communauté ou de tout autre organisme ? Etc… La liberté d'expression subjective ne fait pas disparaître les contradictions d'intérêt objectives. Par conséquent, la liberté de parole peut vite être prise en otage, les propos décontextualisés et voilà des armes prêtes à l'emploi utilisables par tout ennemi politique qui ne vous veut pas que du bien ! La multiplicité des intérêts et des conflits produit une complexité que tout le monde n'a pas envie de prendre en compte.
 Autrefois, dans les villages, nous vivions avec des décisions communautaires pour l'entretien de biens communs tels que les pacages, les forêts et même les terres cultivables avant le mouvement des enclosures. Mais ces communautés villageoises laissaient peu de place à la liberté individuelle : tout le monde connaissait tout le monde, les femmes portaient toutes la même coiffe dans un petit pays d'une taille de deux cantons, laquelle se distinguait légèrement par deux rubans de plus ou un de moins par rapport à la coiffe du comté voisin, et il en allait de même pour la pratique des usages linguistiques occitans et de diverses coutumes. On organisait des travaux en commun, on mangeait les mêmes plats, on connaissait les mêmes misères et les mêmes fêtes. "Cette civilisation paroissiale existait depuis des siècles, on peut considérer que dans les années 60 cette civilisation paroissiale disparaît définitivement. Cela fait que les gens décident individuellement et non plus collectivement dans le cadre de la communauté" dit Jean Rohou, un professeur breton.
Avec la libération sexuelle, la production industrielle, l'allongement des études, la consommation de grande distribution, l'accès à l'information par les médias puis par internet, la société a changé et elle est devenue essentiellement urbaine. L'anonymat a été le refuge de la déchristianisation pour les exilés des campagnes bretonnes en région parisienne, malgré la cathédrale de Saint Denis, et de la liberté individuelle pour des générations de prolétaires issus de l'exode rural dans le monde entier. Les gouvernances locales ont été détruites dans ce mouvement, mais est-on certain d'être tout à fait prêt à les faire revivre face à la liberté d'expression dans le contexte local de proximité ? Bien entendu, les adversaires de l'expérience démocratique saillansonne ne manquent pas de dénoncer le néo-ruralisme bobo de cette révolution locale et continuent à tester la solidité de la tolérance des saillansons vis-à-vis de cette ouverture démocratique débridée.

La gouvernance pour organiser une responsabilité collective continue

Les communautés villageoises pré-industrielles sont contrôlées par l'Église et quelques autres entités royales et notabiliaires, toutes autoritaires. Les Révolutions anglaise, américaine et française amènent l'habeas corpus, les droits de l'Homme, la propriété privée. La liberté individuelle ne s'impose véritablement en France qu'à la fin de la IIIème République. L'État reste avec ses chefs, ses accès complexes au droit et à l'administration, ses maîtres et ses diplômes. L'égalité des subjectivités, la liberté des échanges latéraux sans contrôle du ciel, du patron ou du maître d'école, le pair à pair, tout cela est encore à peine acquis. Un ancien président de la République à peine grisonnant a pu déclarer encore en 2015 que "Facebook, Twitter, ça donne la parole à tout le monde alors que la parole doit se mériter". Mais, tout de même ! Le retour qui s'opère vers le collectif, avec la colocation, le co-working, le co-ceci et la co-cela, se fait aujourd'hui dans un contexte fondamentalement différent de l'ancienne société villageoise : nous ne sommes plus obligés d'être d'accord sur les finalités. La transparence au sein de la communauté locale sans liberté individuelle ou avec, cela fait un sacré distinguo ! On doit pouvoir discuter ensemble non seulement des moyens comme autrefois, mais aussi des enjeux publics et sociaux, quels que soient les héritages d'opinion, sans curé, sans maître et même, je vais décevoir impitoyablement Nicolas Sarkosy, sans Président.
Peut-on parler librement au village et envisager sereinement ce que l'on pourrait faire ensemble ? Peut-on libérer le débat public, généraliser ce que le CNR a fait dans l'ombre pour des conseils locaux de la résistance à ciel ouvert aux grands exploitants financiers, patronaux et électoraux du monde occidental ? Les expériences de rénovation démocratique engagées dans quelques localités vont probablement montrer que la tolérance vis-à-vis de la liberté individuelle d'expression a grandi. L'essentiel est plutôt de montrer une capacité d'action collective suffisante pour résister aux pressions des confrontations objectives d'intérêt. C'est déterminant pour amorcer l'ouverture des débats publics sur des enjeux réels et pour l'émergence de constructions autonomes de gouvernances locales. Si la réponse est positive, une nouvelle ère des communs peut s'ouvrir, le débat démocratique sur la fiscalité locale peut s'enclencher, la réappropriation collective des écoles se réveiller, etc.
Car, il ne faut pas s'y tromper, la violence et la domination ne disparaîtront pas. Les états garantissent la paix sociale et protègent de la violence externe comme de la violence interne, en contrepartie ils concentrent le pouvoir par le désarmement des citoyens et exercent la domination par la maîtrise d'un droit complexe et envahissant. Toute centralisation est potentiellement génératrice de domination. La démocratie peut mettre à l'abri de la domination comme la politique met à l'abri de la violence, mais cela n'empêche pas toujours les ennemis de contraindre à la guerre, et cela n'empêchera jamais totalement les exploiteurs de nous rendre aux recours juridiques. A ce niveau-là, la gouvernance démocratique doit maintenir un lien permanent entre l'expertise et la population pour la protéger de l'asservissement par l'argent, par le contrôle de l'information ou par tout autre forme d'accaparement de puissance. Il faut non seulement une méthode qui assure le respect de l'égalité des subjectivités au moment du débat collectif, comme l'ont bien compris les élus de Saillans, mais il faut assurer la pérennité de l'équilibre trouvé.

Le débat collectif, aussi large et approfondi soit-il, est naturellement intermittent mais l'écosystème démocratique ne peut pas fonctionner durablement dans une démocratie directe et vaporeuse. L'élaboration de la gouvernance démocratique doit donner une permanence à la protection des exploitations centralisées, elle sert à organiser une responsabilité collective continue. Concrètement, la veille des experts est importante et, s'il doit rester des représentants du peuple, ceux-ci doivent être des surveillants permanents du bon état de la bulle démocratique, toujours prêts à réactiver le lien opportun entre les experts utiles et la population. C'est la qualité des liens latéraux qui garantit la liberté démocratique, pas les institutions.


(1) Jean Rohou, dans « Un village sans dimanche ». Un excellent documentaire de 2012 retraçant l'histoire de Lanvénégen dans les années 50


mercredi 23 septembre 2015

Emploi public et dotations : cherchez le souverain !


Derrière l'offensive contre le statut et contre le Code du travail, il y en a une autre contre le statut des fonctionnaires. Voilà ce que nous dit Nicolas Braemer dans son article en date du 21 septembre 2015. Cet article intervient aussitôt après la manifestation des maires du 19 septembre contre la baisse des dotations. Faut-il rechercher la protection et dénoncer la régression sociale comme celle des dotations? Ma réponse paraîtra assez décalée par rapport à ce que les acteurs en disent, elle est dans la recherche de puissance réelle quand la crise s'annonce profonde.

Les gestionnaires publics locaux sont aujourd'hui sous l'emprise d'injonctions contradictoires. Ils doivent faire des économies, mais la masse salariale est la dépense principale, elle représente souvent plus de la moitié des charges de fonctionnement, et c'est une dépense qu'il est très difficile de limiter, et même d'empêcher de croître. Quand on réduit les effectifs, non seulement on fait des économies budgétaires mais on modernise des services qui fonctionnent bien souvent nettement mieux après la réduction qu'avant. J'ai tout de même visité quelques services publics pour dire cela et je doute que les gestionnaires me contredisent. La question est de savoir si les effectifs de nos administrations locales sont là pour défendre l'emploi ou pour défendre le budget.
A un certain moment, il va falloir que le Président de l'AMF, par ailleurs ancien ministre du budget, nous dise si son association défend le budget des collectivités locales ou les effectifs des collectivités locales. Et, bien entendu, la même invitation vaut pour le Premier Ministre. Gouverner c'est choisir comme disait P Mendès-France. La contradiction de gestion entre la sauvegarde de l'emploi public local et la réduction budgétaire est massive, il est temps de cesser les diversions et de mettre le plat de résistance sur la table. Pour l'instant, on s'agace et il me semble que les agents territoriaux comme les citoyens ont le droit de savoir ce dont la parole publique ne dit rien.

Emploi territorial et équilibre budgétaire : la contradiction est certaine

La question suivante est de savoir ce que l'on veut faire de la décentralisation. Pourquoi les maires s'adressent-ils à l'État et non pas à leurs concitoyens ? Après tout, les élus locaux sont les représentants des souverains. Mais qui est souverain ? L'État, Bercy, ou les citoyens ?
Bon, je vais poser la question autrement. Faut-il participer au sauvetage de l'emploi avec nos budgets locaux et croire à la sortie du tunnel de la crise nous ramenant vers le plein emploi ? Ou faut-il repenser nos politiques locales en considérant qu'il faut trouver des solutions pour améliorer la vie de nos concitoyens dans nos communes dans un contexte de réduction des revenus salariaux ?

Ce n'est pas aux agents territoriaux de décider, mais le sujet est tellement important qu'il n'appartient sans doute pas aux élus locaux non plus de décider avant d'avoir s'ils sont en phase avec les citoyens qu'ils représentent. Excusez cette évidence, je suppose que nous sommes tous démocrates.

Après avoir essayé d'éclairer la question et ces enjeux, je viens proposer ma réflexion comme une contribution pour déterminer une réponse. Mon idée dominante, je vais la pêcher chez un philosophe, Bernard Stiegler : il est temps de cesser de confondre le travail, un acte créatif avec des mains et des cerveaux, avec l’emploi salarié, une condition sociale de dépendance et de soumission au propriétaire des moyens de production. Au lieu d’ouvrir de nouveaux modèles sociaux où la contribution à la production sociale devrait échapper plus facilement qu'ailleurs au schéma de l’appropriation privée, les collectivités locales sont l’endroit où l’on défend le plus l’emploi salarié.


Les collectivités ne diminuent pas le nombre d'emplois comme l'État le fait, elles continuent à en créer d'après les derniers chiffres dont on dispose. Les plans de réduction de l'emploi tels que celui de Strasbourg Eurométropole font encore figure d'exception.

L'accès à la critique par les citoyens manque

Les uns défendent les acquis appelés dotations auprès de « l’exécutif (national) qui ne rend plus de comptes à personne »( formule de Pierre Rosanvallon la semaine dernière sur Médiapart), les autres défendent l’emploi pour sauvegarder les revenus salariaux et par là-même le salariat. Je n'arrive pas à croire qu'on puisse sortir de nos malheurs croissants dans un système de domination et de protection verticale de plus en plus contre-productif. On ne peut pas admettre la soumission quand on désire la liberté et la démocratie. Je ne peux pas porter dans mon cœur le modèle patronal top/down autoritaire dans les entreprises, voilà pourquoi je regrette que les administrations publiques (prétendument dirigées par des représentants du peuple) soient la caricature de cette anti-démocratie d’une part et que les élus locaux puissent se laisser « empêcher » par des institutions qui ont encore moins de relation démocratique avec la population qu’eux-mêmes.

Les médias font quotidiennement leur miel des contradictions, des dérapages, parfois des excès répréhensibles des élus, mais ils diffusent le lobbying des maires sans la moindre critique. Un jour on dénonce les palais régionaux ou les projets pharaoniques des « roitelets » de province, ces élus locaux parvenus aux allures ridicules de bourgeois gentilshommes, et le lendemain on s’apitoie sur la misère de ces pauvres maires si braves et si démunis...
Je déteste que l’on méprise les élus locaux, mais cependant il est certainement nécessaire qu’il y ait un exercice critique de leur action. Aujourd’hui, ce qui manque le plus, c’est l’accès à la critique par les citoyens - dit autrement, le contrôle démocratique manque, compris sur la question des emplois dans les collectivités. Ce manque échappe en partie à la responsabilité des élus locaux : le code général des collectivités territoriales énonce des règles souvent inadaptées, les tuyaux financiers entre les différents niveaux d’administration sont d’une complexité phénoménale, la fiscalité locale est incompréhensible pour le contribuable et régie par l’État, etc... Cependant les élus locaux ne sont pas indemnes de toute critique.

Les élus locaux n’aiment pas la critique. C’est humain. Ils ont un peu tendance à confondre critique de leur politique et critique de leur personne, et à se comporter en propriétaire perdant trop souvent de vue qu’ils ne sont pas les propriétaires mais seulement les représentants temporaires des propriétaires, c’est-à-dire de vous et moi, citoyens et citoyennes. L'élection ne suffit pas à la démocratie, les élus sont protégés du contrôle des citoyens par un système opaque, mais c’est aussi leur plus profonde faiblesse. Pourquoi les maires ne s’appuient-ils pas sur la population quand ils veulent protester contre l’État ou toute autre puissance quand celles-ci portent atteinte aux intérêts de la commune qu’ils représentent ?  

Le bonheur en démocratie

Qu’est-ce qui doit être bénévole, quel travail doit-on automatiser, quelles contributions doit-on rémunérer par la monnaie ? Voilà de la matière pour le débat public local ! Ce débat-là n'aura pas lieu avec Emmanuel Macron ni avec aucun autre ministre. Pourquoi les maires ne s’appuient-ils pas sur la population quand ils veulent faire vivre leur commune, quand ils veulent protester contre l’État ou toute autre puissance quand celles-ci portent atteinte aux intérêts de la commune qu’ils représentent ? Vont-ils rester longtemps exclusivement tournés vers l'État pour soutenir leurs politiques locales ? Sur le plan financier si exposé devant de la scène, il convient de se rappeler que les collectivités n'ont pratiquement aucun contrôle du circuit de leurs recettes, en dehors de quelques recettes d'exploitation (généralement moins de 10 % du budget). Il est invraisemblable d'avoir le meilleur lien avec le contribuable et de laisser ce contrôle financier à l'État.


Sur la question de l'emploi local, il faut surtout échapper aux dangers du clientélisme et ensuite la question sociale du recul de l'emploi dépasse grandement l'administration locale. Il y a des moyens de créer la rencontre avec les élus locaux, il faut fermer le robinet de la communication publicitaire des collectivités et trouver les moyens du débat public avec des jurys citoyens, avec de la concertation réelle et de la démocratie ouverte(*). Les élus comptent trop sur eux-mêmes, ils n'ont pas à inventer les solutions, ni à porter le poids de terribles suppressions d'emploi, ni à se prendre pour les propriétaires de la démocratie et uniques responsables de l'équilibre budgétaire. Le bonheur en démocratie, c'est de partager avec la population, c'est la souveraineté collective.

Quelque soit la nature de l'enjeu politique, la première force des élus locaux démocrates, c'est la population de la localité.



(*) Certains spécialistes peuvent vous aider, http://www.territoires-hautement-citoyens.fr/  notamment, et d'autres : http://ouishare.net/fr/ , http://www.respublica-conseil.fr/