Peut-on
parler librement au village ? Loin d'être anodine, cette
question contient en germes un profond changement de société. La
transparence est un critère aussi fondamental pour distinguer la
démocratie de la politique que peut l'être le renoncement à
l'usage de la violence séparant la politique de la guerre. Les élus
de Saillans montrent le chemin et il y a de réels obstacles. La
tolérance à la liberté individuelle ne doit pas se limiter aux
débats publics directs et intermittents, elle doit être continue.
C'est la pierre angulaire du renouvellement démocratique.
La
question de la transparence est très importante en démocratie, elle
est en réalité tout à fait centrale alors qu'elle peut être
dévoyée très facilement. La transparence est facile à mettre
en œuvre en l'absence de conflits, mais lorsque les oppositions se
cristallisent, que les intérêts s'en mêlent et que les agressions
deviennent manifestes, l'exercice prend un tour plus délicat et le
secret retrouve des justifications puissantes.
La
guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens comme
l'a bien mis en évidence Clausewitz, mais la formule fonctionne tout
aussi bien en sens inverse : la politique est la continuation de la
guerre par d'autres moyens. En revanche, si la démocratie est la
continuation de la politique, on ne peut absolument pas inverser la
formule. Avec le renseignement, c'est-à-dire la recherche et
l'obtention d'informations non-communiquées, on n'est dans la
politique, d'ailleurs toujours dans la guerre, mais on n'est plus en
démocratie. L'idée que la démocratie est un régime politique est
en soi problématique, nous devons faire un petit effort d'analyse
sur la nature de ce qui distingue la démocratie de la politique.
La
séparation entre la transparence et le secret
En démocratie, la controverse est normale, elle correspond à une discussion argumentée avec des différences subjectives d'appréciation des faits, à des divergences d'analyse des phénomènes, et à des projections imaginaires contradictoires. Dès l'intention polémique, puis avec le savoir-faire rhétorique, les acteurs du débat public peuvent glisser de la différence subjective à la contradiction objective. L'espace de la confrontation subjective est celui de la démocratie, celui de la confrontation objective fait entrer dans un autre monde : celui de la politique. La politique n'est pas encore la guerre, c'est le lieu de la négociation, celui des marchands de dupes où la rétention d'information et le leurre constituent une ressource de pouvoir avant le recours aux autres moyens matériels de lutte.
J'invite
donc à remiser définitivement l'idée selon laquelle la démocratie
serait une sous-catégorie de la politique au même titre que la
monarchie ou l'aristocratie. Il y a un changement de nature entre la
politique qui se fonde sur une mécanique d'échange dialectique
entre la protection et l'obéissance, et la démocratie qui s'établit
par le partage de la décision collective sur le principe d'égalité
des subjectivités individuelles. La distinction se fait très
précisément dans la séparation entre la transparence et le secret,
parce que la dispute sort de l'égalité subjective si les données
du débat public ne sont pas totalement ouvertes. La politique peut
se continuer dans la démocratie, mais l'inverse n'est pas vrai parce
que, avec le secret, apparaît la domination en même temps que la
rupture dans l'accès à l'information, et donc une inégalité
objective dans l'accès au débat public.
Pour
atteindre un fonctionnement démocratique satisfaisant, il faut
réunir deux conditions : avoir des décideurs qui ne sont pas
en rupture avec la population en raison d'intérêts sociaux
divergents, et être en sécurité, c'est-à-dire se situer dans une
société imperméable aux pressions des adversaires extérieurs. Ces
deux conditions sont rarement parfaitement réunies. Dans nos
états-nations européens du XXIème siècle, nous
voyons bien qu'il existe une « classe politique » en
rupture sociale de plus en plus accentuée avec la population. Cela
est singulièrement illustré par la position de l'élite
républicaine puisque les successions de mandats électifs tendent
plus à la pérennité que les emplois précaires d'une large partie
du corps électoral. En plus, les passerelles entre les fonctions
politiques, administratives et privées limitent grandement les
risques au terme de la mandature des élus. Sur la seconde condition,
l'état-nation est de moins en moins en situation de contrôler son
enveloppe extérieure pour des raisons institutionnelles avec la
construction européenne, mais surtout pour des raisons migratoires
tant des êtres humains que des informations et des idées avec
internet, ou encore pour des raisons économiques avec le
développement des multinationales, des optimisations fiscales, et
des opérations financières ultra-rapides en capacité de fracasser
les monnaies souveraines. La régression de ces deux conditions
discrédite en profondeur le caractère démocratique des pays
occidentaux.
La
politique protège de la guerre, la démocratie est un abri de la
domination
La démocratie est une coquille vide si les enjeux lui échappent. Dans la dégradation démocratique actuelle, on peine à percevoir de l'espace entre le consensus vide et la politique des confrontations d'intérêts tout à fait tangibles. Nous sommes en effet encouragés dans l'illusion démocratique par les commentateurs politiques qui nous décrivent les joutes électorales à longueur d'antenne comme une lutte objective et permanente pour la conquête des différents segments de l'opinion publique. Nous entendons perpétuellement en creux qu'il y a une concurrence objective des positionnements politiques pour exploiter nos pensées individuelles subjectives en quelques tas de pions dont seuls les nombres comptent. La face cachée de ces diagnostics politiciens, tenus par les spécialistes médiatiques autorisés à rabaisser nos subjectivités citoyennes à un jeu d'exploitation de la multitude de pions, c'est tout de même qu'il existe des enjeux sociaux qui ne se réduisent ni aux intérêts d'exploitants d'électorat ni même aux intérêts économiques et financiers. La publicité médiatique des concurrences électorales fait ressortir les contradictions avec force, mais les enjeux de la dispute démocratique sont toujours moins visibles. Ainsi l'incapacité subjective du citoyen est suggérée en permanence, il est invité à le constater lui-même et à s'en remettre par le vote aux élites compétentes pour diriger la société.
Il
y a de la place pour la controverse, et donc pour les différences
subjectives, à condition de retrouver de la matière au débat
public. Le premier objectif d'une reconquête démocratique, c'est la
redécouverte des enjeux qui ne sont pas forcément mis en
lumière par les contradictions objectives apparentes. La
démocratie ne fait pas disparaître la politique, elle se constitue
en un champ autonome où le débat est ouvert hors de l'exercice de
la domination et de sa dialectique ordinaire de la protection et de
l'obéissance. La politique peut s'exercer dans la paix, hors de la
guerre en externe par ses forces militaires et en interne par le
monopole de la force de police : c'est une bulle protégée. La
démocratie existe par une deuxième paroi de protection qui permet
l'application de la transparence des connaissances, le libre accès
au partage, et à la création de gouvernances partagées.
J'ai
écouté ce que disent les élus de Saillans : ils entendent
situer leur rôle dans le contrôle de la forme et de la méthode et
donc pas forcément par leur implication sur les questions ou sur les
solutions à proposer. Ils se positionnent en intermédiaires entre
la population et l'exécution politique plutôt qu'en décideurs.
Gardiens de la bulle démocratique plutôt qu'acteurs de la
controverse. A l'évidence, ils énoncent ainsi la justification de
toutes les démarches participatives : il faut s'extraire des
confrontations objectives pour retrouver l'expression publique de la
subjectivité des habitants, et donc faire émerger prioritairement
les enjeux de l'action publique.
La
liberté de parole en otage ? Les communautés
d'hier + la liberté individuelle
Les saillansons sont sûrement sur la bonne voie. Cependant, il y a quelques risques à croire que les nouvelles règles de la bulle démocratique puissent se généraliser et faire croître spontanément cet écosystème de délibération ouverte. Le changement de régulation au sein de la sphère politique pacifiée n'a jamais changé les règles de la guerre, et le changement démocratique de Saillans ne modifie pas les réflexes politiques de la communauté de communes du Crestois. L'élargissement du bureau municipal constitue en soi un pari politiquement risqué qui mérite particulièrement l'attention. Cette entité est généralement le cœur de la machine municipale, il ne répond à aucune contrainte juridique, il réunit la municipalité et les principaux cadres quand il y en a. C'est l'instance où on peut se lâcher, où l'on se fréquente suffisamment régulièrement dans la même configuration pour dire le fond de sa pensée à l'abri des regards étrangers, le lieu où l'on peut négocier n'importe quoi contre n'importe quoi d'autre, parce que l'on peut parler en toute confiance. Si la confiance n'existe pas dans cette instance, elle ne sert à rien, elle ne permet pas de décider. La commune de Saillans peut-elle se passer de l'instance secrète de décision ? La plupart des conseils municipaux ne sont que des chambres d'enregistrement dotées d'un droit de tribunat pour l'opposition et rien d'autre, le bureau municipal est le lieu réel de la décision. Disons-le autrement, peut-on confondre le lieu public de délibération officielle et le lieu de décision réelle ?
L'ouverture
du bureau municipal au public est un défi. S'il échoue, des
instances parallèles, occultes, c'est-à-dire secrètes, déplaceront
le centre réel du débat, ce serait ni plus ni moins un complot
contre les principes démocratiques. Est-ce que l'on est sûr de
pouvoir évoquer publiquement tous les problèmes qui fâchent, qui
créent des incertitudes et des doutes ? N'oublions pas que la
force des jurys d'assises, par exemple, c'est le secret de la
délibération. Jusqu'où la conversion de la population locale
peut-elle aller ? Est-ce que le Maire et ses adjoints peuvent
tout dire dans une réunion opérationnelle ouverte à n'importe
qui ? Que telle histoire de voirie est lié à une affaire de
voisinage peu glorieuse ? Peut-on évoquer telle orientation de
la politique scolaire municipale qui n'a pour l'essentiel pas de
rapport avec l'intérêt des familles mais un lien important avec le
conflit vis-à-vis de telle commune voisine, de la communauté ou de
tout autre organisme ? Etc… La liberté d'expression
subjective ne fait pas disparaître les contradictions d'intérêt
objectives. Par conséquent, la liberté de parole peut vite être
prise en otage, les propos décontextualisés et voilà des armes
prêtes à l'emploi utilisables par tout ennemi politique qui ne vous
veut pas que du bien ! La multiplicité des intérêts et des
conflits produit une complexité que tout le monde n'a pas envie de
prendre en compte.
Autrefois,
dans les villages, nous vivions avec des décisions communautaires
pour l'entretien de biens communs tels que les pacages, les forêts
et même les terres cultivables avant le mouvement des enclosures.
Mais ces communautés villageoises laissaient peu de place à la
liberté individuelle : tout le monde connaissait tout le monde,
les femmes portaient toutes la même coiffe dans un petit pays d'une
taille de deux cantons, laquelle se distinguait légèrement par deux
rubans de plus ou un de moins par rapport à la coiffe du comté
voisin, et il en allait de même pour la pratique des usages
linguistiques occitans et de diverses coutumes. On organisait des
travaux en commun, on mangeait les mêmes plats, on connaissait les
mêmes misères et les mêmes fêtes. "Cette
civilisation paroissiale existait depuis des siècles, on peut
considérer que dans les années 60 cette civilisation paroissiale
disparaît définitivement. Cela fait que les gens décident
individuellement et non plus collectivement dans le cadre de la
communauté" dit
Jean Rohou, un professeur breton.
Avec
la libération sexuelle, la production industrielle, l'allongement
des études, la consommation de grande distribution, l'accès à
l'information par les médias puis par internet, la société a
changé et elle est devenue essentiellement urbaine. L'anonymat a été
le refuge de la déchristianisation pour les exilés des campagnes
bretonnes en région parisienne, malgré la cathédrale de Saint
Denis, et de la liberté individuelle pour des générations de
prolétaires issus de l'exode rural dans le monde entier. Les
gouvernances locales ont été détruites dans ce mouvement, mais
est-on certain d'être tout à fait prêt à les faire revivre face à
la liberté d'expression dans le contexte local de proximité ?
Bien entendu, les adversaires de l'expérience démocratique
saillansonne ne manquent pas de dénoncer le néo-ruralisme bobo de
cette révolution locale et continuent à tester la solidité de la
tolérance des saillansons vis-à-vis de cette ouverture démocratique
débridée.
La
gouvernance pour organiser une responsabilité collective continue
Les communautés villageoises pré-industrielles sont contrôlées par l'Église et quelques autres entités royales et notabiliaires, toutes autoritaires. Les Révolutions anglaise, américaine et française amènent l'habeas corpus, les droits de l'Homme, la propriété privée. La liberté individuelle ne s'impose véritablement en France qu'à la fin de la IIIème République. L'État reste avec ses chefs, ses accès complexes au droit et à l'administration, ses maîtres et ses diplômes. L'égalité des subjectivités, la liberté des échanges latéraux sans contrôle du ciel, du patron ou du maître d'école, le pair à pair, tout cela est encore à peine acquis. Un ancien président de la République à peine grisonnant a pu déclarer encore en 2015 que "Facebook, Twitter, ça donne la parole à tout le monde alors que la parole doit se mériter". Mais, tout de même ! Le retour qui s'opère vers le collectif, avec la colocation, le co-working, le co-ceci et la co-cela, se fait aujourd'hui dans un contexte fondamentalement différent de l'ancienne société villageoise : nous ne sommes plus obligés d'être d'accord sur les finalités. La transparence au sein de la communauté locale sans liberté individuelle ou avec, cela fait un sacré distinguo ! On doit pouvoir discuter ensemble non seulement des moyens comme autrefois, mais aussi des enjeux publics et sociaux, quels que soient les héritages d'opinion, sans curé, sans maître et même, je vais décevoir impitoyablement Nicolas Sarkosy, sans Président.
Peut-on
parler librement au village et envisager sereinement ce que l'on
pourrait faire ensemble ? Peut-on libérer le débat public,
généraliser ce que le CNR a fait dans l'ombre pour des conseils
locaux de la résistance à ciel ouvert aux grands
exploitants financiers, patronaux et électoraux du monde occidental
? Les expériences de rénovation démocratique engagées dans
quelques localités vont probablement montrer que la tolérance
vis-à-vis de la liberté individuelle d'expression a grandi.
L'essentiel est plutôt de montrer une capacité d'action collective
suffisante pour résister aux pressions des confrontations objectives
d'intérêt. C'est déterminant pour amorcer l'ouverture des débats
publics sur des enjeux réels et pour l'émergence de constructions
autonomes de gouvernances locales. Si la réponse est positive, une
nouvelle ère des communs peut s'ouvrir, le débat démocratique sur
la fiscalité locale peut s'enclencher, la réappropriation
collective des écoles se réveiller, etc.
Car,
il ne faut pas s'y tromper, la violence et la domination ne
disparaîtront pas. Les états garantissent la paix sociale et
protègent de la violence externe comme de la violence interne, en
contrepartie ils concentrent le pouvoir par le désarmement des
citoyens et exercent la domination par la maîtrise d'un droit
complexe et envahissant. Toute centralisation est potentiellement
génératrice de domination. La démocratie peut mettre à l'abri de
la domination comme la politique met à l'abri de la violence, mais
cela n'empêche pas toujours les ennemis de contraindre à la guerre,
et cela n'empêchera jamais totalement les exploiteurs de nous rendre
aux recours juridiques. A ce niveau-là, la gouvernance démocratique
doit maintenir un lien permanent entre l'expertise et la population
pour la protéger de l'asservissement par l'argent, par le contrôle
de l'information ou par tout autre forme d'accaparement de puissance.
Il faut non seulement une méthode qui assure le respect de l'égalité
des subjectivités au moment du débat collectif, comme l'ont bien
compris les élus de Saillans, mais il faut assurer la pérennité de
l'équilibre trouvé.
Le
débat collectif, aussi large et approfondi soit-il, est
naturellement intermittent mais l'écosystème démocratique ne peut
pas fonctionner durablement dans une démocratie directe et
vaporeuse. L'élaboration de la gouvernance démocratique doit donner
une permanence à la protection des exploitations centralisées, elle
sert à organiser une responsabilité collective continue.
Concrètement, la veille des experts est importante et, s'il doit
rester des représentants du peuple, ceux-ci doivent être des
surveillants permanents du bon état de la bulle démocratique,
toujours prêts à réactiver le lien opportun entre les experts
utiles et la population. C'est la qualité des liens latéraux qui
garantit la liberté démocratique, pas les institutions.
(1)
Jean Rohou, dans « Un village sans dimanche ». Un
excellent documentaire de 2012 retraçant l'histoire de Lanvénégen
dans les années 50