vendredi 27 novembre 2015

Les libertés démocratiques mieux garanties par les voisins que par les institutions

Peut-on parler librement au village ? Loin d'être anodine, cette question contient en germes un profond changement de société. La transparence est un critère aussi fondamental pour distinguer la démocratie de la politique que peut l'être le renoncement à l'usage de la violence séparant la politique de la guerre. Les élus de Saillans montrent le chemin et il y a de réels obstacles. La tolérance à la liberté individuelle ne doit pas se limiter aux débats publics directs et intermittents, elle doit être continue. C'est la pierre angulaire du renouvellement démocratique.

La question de la transparence est très importante en démocratie, elle est en réalité tout à fait centrale alors qu'elle peut être dévoyée très facilement. La transparence est facile à mettre en œuvre en l'absence de conflits, mais lorsque les oppositions se cristallisent, que les intérêts s'en mêlent et que les agressions deviennent manifestes, l'exercice prend un tour plus délicat et le secret retrouve des justifications puissantes.
La guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens comme l'a bien mis en évidence Clausewitz, mais la formule fonctionne tout aussi bien en sens inverse : la politique est la continuation de la guerre par d'autres moyens. En revanche, si la démocratie est la continuation de la politique, on ne peut absolument pas inverser la formule. Avec le renseignement, c'est-à-dire la recherche et l'obtention d'informations non-communiquées, on n'est dans la politique, d'ailleurs toujours dans la guerre, mais on n'est plus en démocratie. L'idée que la démocratie est un régime politique est en soi problématique, nous devons faire un petit effort d'analyse sur la nature de ce qui distingue la démocratie de la politique.

La séparation entre la transparence et le secret

En démocratie, la controverse est normale, elle correspond à une discussion argumentée avec des différences subjectives d'appréciation des faits, à des divergences d'analyse des phénomènes, et à des projections imaginaires contradictoires. Dès l'intention polémique, puis avec le savoir-faire rhétorique, les acteurs du débat public peuvent glisser de la différence subjective à la contradiction objective. L'espace de la confrontation subjective est celui de la démocratie, celui de la confrontation objective fait entrer dans un autre monde : celui de la politique. La politique n'est pas encore la guerre, c'est le lieu de la négociation, celui des marchands de dupes où la rétention d'information et le leurre constituent une ressource de pouvoir avant le recours aux autres moyens matériels de lutte.
J'invite donc à remiser définitivement l'idée selon laquelle la démocratie serait une sous-catégorie de la politique au même titre que la monarchie ou l'aristocratie. Il y a un changement de nature entre la politique qui se fonde sur une mécanique d'échange dialectique entre la protection et l'obéissance, et la démocratie qui s'établit par le partage de la décision collective sur le principe d'égalité des subjectivités individuelles. La distinction se fait très précisément dans la séparation entre la transparence et le secret, parce que la dispute sort de l'égalité subjective si les données du débat public ne sont pas totalement ouvertes. La politique peut se continuer dans la démocratie, mais l'inverse n'est pas vrai parce que, avec le secret, apparaît la domination en même temps que la rupture dans l'accès à l'information, et donc une inégalité objective dans l'accès au débat public.
Pour atteindre un fonctionnement démocratique satisfaisant, il faut réunir deux conditions : avoir des décideurs qui ne sont pas en rupture avec la population en raison d'intérêts sociaux divergents, et être en sécurité, c'est-à-dire se situer dans une société imperméable aux pressions des adversaires extérieurs. Ces deux conditions sont rarement parfaitement réunies. Dans nos états-nations européens du XXIème siècle, nous voyons bien qu'il existe une « classe politique » en rupture sociale de plus en plus accentuée avec la population. Cela est singulièrement illustré par la position de l'élite républicaine puisque les successions de mandats électifs tendent plus à la pérennité que les emplois précaires d'une large partie du corps électoral. En plus, les passerelles entre les fonctions politiques, administratives et privées limitent grandement les risques au terme de la mandature des élus. Sur la seconde condition, l'état-nation est de moins en moins en situation de contrôler son enveloppe extérieure pour des raisons institutionnelles avec la construction européenne, mais surtout pour des raisons migratoires tant des êtres humains que des informations et des idées avec internet, ou encore pour des raisons économiques avec le développement des multinationales, des optimisations fiscales, et des opérations financières ultra-rapides en capacité de fracasser les monnaies souveraines. La régression de ces deux conditions discrédite en profondeur le caractère démocratique des pays occidentaux.

La politique protège de la guerre, la démocratie est un abri de la domination

La démocratie est une coquille vide si les enjeux lui échappent. Dans la dégradation démocratique actuelle, on peine à percevoir de l'espace entre le consensus vide et la politique des confrontations d'intérêts tout à fait tangibles. Nous sommes en effet encouragés dans l'illusion démocratique par les commentateurs politiques qui nous décrivent les joutes électorales à longueur d'antenne comme une lutte objective et permanente pour la conquête des différents segments de l'opinion publique. Nous entendons perpétuellement en creux qu'il y a une concurrence objective des positionnements politiques pour exploiter nos pensées individuelles subjectives en quelques tas de pions dont seuls les nombres comptent. La face cachée de ces diagnostics politiciens, tenus par les spécialistes médiatiques autorisés à rabaisser nos subjectivités citoyennes à un jeu d'exploitation de la multitude de pions, c'est tout de même qu'il existe des enjeux sociaux qui ne se réduisent ni aux intérêts d'exploitants d'électorat ni même aux intérêts économiques et financiers. La publicité médiatique des concurrences électorales fait ressortir les contradictions avec force, mais les enjeux de la dispute démocratique sont toujours moins visibles. Ainsi l'incapacité subjective du citoyen est suggérée en permanence, il est invité à le constater lui-même et à s'en remettre par le vote aux élites compétentes pour diriger la société.
Il y a de la place pour la controverse, et donc pour les différences subjectives, à condition de retrouver de la matière au débat public. Le premier objectif d'une reconquête démocratique, c'est la redécouverte des enjeux qui ne sont pas forcément mis en lumière par les contradictions objectives apparentes. La démocratie ne fait pas disparaître la politique, elle se constitue en un champ autonome où le débat est ouvert hors de l'exercice de la domination et de sa dialectique ordinaire de la protection et de l'obéissance. La politique peut s'exercer dans la paix, hors de la guerre en externe par ses forces militaires et en interne par le monopole de la force de police : c'est une bulle protégée. La démocratie existe par une deuxième paroi de protection qui permet l'application de la transparence des connaissances, le libre accès au partage, et à la création de gouvernances partagées.



J'ai écouté ce que disent les élus de Saillans : ils entendent situer leur rôle dans le contrôle de la forme et de la méthode et donc pas forcément par leur implication sur les questions ou sur les solutions à proposer. Ils se positionnent en intermédiaires entre la population et l'exécution politique plutôt qu'en décideurs. Gardiens de la bulle démocratique plutôt qu'acteurs de la controverse. A l'évidence, ils énoncent ainsi la justification de toutes les démarches participatives : il faut s'extraire des confrontations objectives pour retrouver l'expression publique de la subjectivité des habitants, et donc faire émerger prioritairement les enjeux de l'action publique.

La liberté de parole en otage ? Les communautés d'hier + la liberté individuelle

Les saillansons sont sûrement sur la bonne voie. Cependant, il y a quelques risques à croire que les nouvelles règles de la bulle démocratique puissent se généraliser et faire croître spontanément cet écosystème de délibération ouverte. Le changement de régulation au sein de la sphère politique pacifiée n'a jamais changé les règles de la guerre, et le changement démocratique de Saillans ne modifie pas les réflexes politiques de la communauté de communes du Crestois. L'élargissement du bureau municipal constitue en soi un pari politiquement risqué qui mérite particulièrement l'attention. Cette entité est généralement le cœur de la machine municipale, il ne répond à aucune contrainte juridique, il réunit la municipalité et les principaux cadres quand il y en a. C'est l'instance où on peut se lâcher, où l'on se fréquente suffisamment régulièrement dans la même configuration pour dire le fond de sa pensée à l'abri des regards étrangers, le lieu où l'on peut négocier n'importe quoi contre n'importe quoi d'autre, parce que l'on peut parler en toute confiance. Si la confiance n'existe pas dans cette instance, elle ne sert à rien, elle ne permet pas de décider. La commune de Saillans peut-elle se passer de l'instance secrète de décision ? La plupart des conseils municipaux ne sont que des chambres d'enregistrement dotées d'un droit de tribunat pour l'opposition et rien d'autre, le bureau municipal est le lieu réel de la décision. Disons-le autrement, peut-on confondre le lieu public de délibération officielle et le lieu de décision réelle ?
L'ouverture du bureau municipal au public est un défi. S'il échoue, des instances parallèles, occultes, c'est-à-dire secrètes, déplaceront le centre réel du débat, ce serait ni plus ni moins un complot contre les principes démocratiques. Est-ce que l'on est sûr de pouvoir évoquer publiquement tous les problèmes qui fâchent, qui créent des incertitudes et des doutes ? N'oublions pas que la force des jurys d'assises, par exemple, c'est le secret de la délibération. Jusqu'où la conversion de la population locale peut-elle aller ? Est-ce que le Maire et ses adjoints peuvent tout dire dans une réunion opérationnelle ouverte à n'importe qui ? Que telle histoire de voirie est lié à une affaire de voisinage peu glorieuse ? Peut-on évoquer telle orientation de la politique scolaire municipale qui n'a pour l'essentiel pas de rapport avec l'intérêt des familles mais un lien important avec le conflit vis-à-vis de telle commune voisine, de la communauté ou de tout autre organisme ? Etc… La liberté d'expression subjective ne fait pas disparaître les contradictions d'intérêt objectives. Par conséquent, la liberté de parole peut vite être prise en otage, les propos décontextualisés et voilà des armes prêtes à l'emploi utilisables par tout ennemi politique qui ne vous veut pas que du bien ! La multiplicité des intérêts et des conflits produit une complexité que tout le monde n'a pas envie de prendre en compte.
 Autrefois, dans les villages, nous vivions avec des décisions communautaires pour l'entretien de biens communs tels que les pacages, les forêts et même les terres cultivables avant le mouvement des enclosures. Mais ces communautés villageoises laissaient peu de place à la liberté individuelle : tout le monde connaissait tout le monde, les femmes portaient toutes la même coiffe dans un petit pays d'une taille de deux cantons, laquelle se distinguait légèrement par deux rubans de plus ou un de moins par rapport à la coiffe du comté voisin, et il en allait de même pour la pratique des usages linguistiques occitans et de diverses coutumes. On organisait des travaux en commun, on mangeait les mêmes plats, on connaissait les mêmes misères et les mêmes fêtes. "Cette civilisation paroissiale existait depuis des siècles, on peut considérer que dans les années 60 cette civilisation paroissiale disparaît définitivement. Cela fait que les gens décident individuellement et non plus collectivement dans le cadre de la communauté" dit Jean Rohou, un professeur breton.
Avec la libération sexuelle, la production industrielle, l'allongement des études, la consommation de grande distribution, l'accès à l'information par les médias puis par internet, la société a changé et elle est devenue essentiellement urbaine. L'anonymat a été le refuge de la déchristianisation pour les exilés des campagnes bretonnes en région parisienne, malgré la cathédrale de Saint Denis, et de la liberté individuelle pour des générations de prolétaires issus de l'exode rural dans le monde entier. Les gouvernances locales ont été détruites dans ce mouvement, mais est-on certain d'être tout à fait prêt à les faire revivre face à la liberté d'expression dans le contexte local de proximité ? Bien entendu, les adversaires de l'expérience démocratique saillansonne ne manquent pas de dénoncer le néo-ruralisme bobo de cette révolution locale et continuent à tester la solidité de la tolérance des saillansons vis-à-vis de cette ouverture démocratique débridée.

La gouvernance pour organiser une responsabilité collective continue

Les communautés villageoises pré-industrielles sont contrôlées par l'Église et quelques autres entités royales et notabiliaires, toutes autoritaires. Les Révolutions anglaise, américaine et française amènent l'habeas corpus, les droits de l'Homme, la propriété privée. La liberté individuelle ne s'impose véritablement en France qu'à la fin de la IIIème République. L'État reste avec ses chefs, ses accès complexes au droit et à l'administration, ses maîtres et ses diplômes. L'égalité des subjectivités, la liberté des échanges latéraux sans contrôle du ciel, du patron ou du maître d'école, le pair à pair, tout cela est encore à peine acquis. Un ancien président de la République à peine grisonnant a pu déclarer encore en 2015 que "Facebook, Twitter, ça donne la parole à tout le monde alors que la parole doit se mériter". Mais, tout de même ! Le retour qui s'opère vers le collectif, avec la colocation, le co-working, le co-ceci et la co-cela, se fait aujourd'hui dans un contexte fondamentalement différent de l'ancienne société villageoise : nous ne sommes plus obligés d'être d'accord sur les finalités. La transparence au sein de la communauté locale sans liberté individuelle ou avec, cela fait un sacré distinguo ! On doit pouvoir discuter ensemble non seulement des moyens comme autrefois, mais aussi des enjeux publics et sociaux, quels que soient les héritages d'opinion, sans curé, sans maître et même, je vais décevoir impitoyablement Nicolas Sarkosy, sans Président.
Peut-on parler librement au village et envisager sereinement ce que l'on pourrait faire ensemble ? Peut-on libérer le débat public, généraliser ce que le CNR a fait dans l'ombre pour des conseils locaux de la résistance à ciel ouvert aux grands exploitants financiers, patronaux et électoraux du monde occidental ? Les expériences de rénovation démocratique engagées dans quelques localités vont probablement montrer que la tolérance vis-à-vis de la liberté individuelle d'expression a grandi. L'essentiel est plutôt de montrer une capacité d'action collective suffisante pour résister aux pressions des confrontations objectives d'intérêt. C'est déterminant pour amorcer l'ouverture des débats publics sur des enjeux réels et pour l'émergence de constructions autonomes de gouvernances locales. Si la réponse est positive, une nouvelle ère des communs peut s'ouvrir, le débat démocratique sur la fiscalité locale peut s'enclencher, la réappropriation collective des écoles se réveiller, etc.
Car, il ne faut pas s'y tromper, la violence et la domination ne disparaîtront pas. Les états garantissent la paix sociale et protègent de la violence externe comme de la violence interne, en contrepartie ils concentrent le pouvoir par le désarmement des citoyens et exercent la domination par la maîtrise d'un droit complexe et envahissant. Toute centralisation est potentiellement génératrice de domination. La démocratie peut mettre à l'abri de la domination comme la politique met à l'abri de la violence, mais cela n'empêche pas toujours les ennemis de contraindre à la guerre, et cela n'empêchera jamais totalement les exploiteurs de nous rendre aux recours juridiques. A ce niveau-là, la gouvernance démocratique doit maintenir un lien permanent entre l'expertise et la population pour la protéger de l'asservissement par l'argent, par le contrôle de l'information ou par tout autre forme d'accaparement de puissance. Il faut non seulement une méthode qui assure le respect de l'égalité des subjectivités au moment du débat collectif, comme l'ont bien compris les élus de Saillans, mais il faut assurer la pérennité de l'équilibre trouvé.

Le débat collectif, aussi large et approfondi soit-il, est naturellement intermittent mais l'écosystème démocratique ne peut pas fonctionner durablement dans une démocratie directe et vaporeuse. L'élaboration de la gouvernance démocratique doit donner une permanence à la protection des exploitations centralisées, elle sert à organiser une responsabilité collective continue. Concrètement, la veille des experts est importante et, s'il doit rester des représentants du peuple, ceux-ci doivent être des surveillants permanents du bon état de la bulle démocratique, toujours prêts à réactiver le lien opportun entre les experts utiles et la population. C'est la qualité des liens latéraux qui garantit la liberté démocratique, pas les institutions.


(1) Jean Rohou, dans « Un village sans dimanche ». Un excellent documentaire de 2012 retraçant l'histoire de Lanvénégen dans les années 50