samedi 2 novembre 2013

La relation du management et de l'exécutif au cœur de la mutualisation des services

La mutualisation des services entre l'intercommunalité et les communes relève d'abord du lien entre la politique et le management. Pour ne rien comprendre à la problématique, qui nous emmène naturellement tout droit sur les rapports qu'entretiennent les élus et les territoriaux, il suffit de parler d'autre chose avec des outils, des repères et des cultures disciplinaires qui ne sont pas faites pour cela. Non seulement c'est pénible, mais il est inefficient de passer à côté de ce qui fait essentiellement problème.

Pendant longtemps, le principe de l'exclusivité des compétences donnait le sentiment de constituer le fil d'Ariane des rapports entre les communes et les structures intercommunales. Certes, le schéma institutionnel s'embrouillait sans cesse davantage. Avec la mutualisation des services, comment ne pas avoir le sentiment d'un embrouillamini généralisé puisque l'on ouvre des coopérations sans tenir compte de la séparation des compétences et sans diminuer le nombre d'instances politiques pour autant ? En présentant le sujet de la mutualisation avec nos habitudes de privilégier l'angle juridique, et ensuite l'angle financier, on aboutit naturellement à des sentiments de cette nature.

Ce qui fait centralement problème, c'est que l'intercommunalité développée à partir de la loi ATR de 1992 et de la loi Chevènement de 1999 a créé de nouvelles instances qui ont profondément modifié les pouvoirs publics locaux sans que cela ne change véritablement l'organisation administrative locale. Ce n'est pas tenable. Il ne s'agit pas seulement de dénoncer la couche administrative supplémentaire comme les médias s'y complaisent, d'ailleurs à juste titre, mais d'intégrer les conséquences réelles de cette distorsion entre l'évolution des pouvoirs politiques locaux d'un côté et l'immobilité des fondements des organisations administratives locales d'autre côté, ce qui est fatalement contradictoire.

La première clé de la gouvernance locale


L'intercommunalité est dans une transition qui n'en finit pas. Charles de Courson a exposé, aux Assises de l'AFIGESE à Reims le 27 septembre 2013, que les réformes de 2010 et 2013 étaient toutes deux avortées, et que nous resterions en panne tant que le courage politique suffisant ne serait pas au rendez-vous pour faire aboutir le seul scénario possible, en réalité induit depuis longtemps, d'une intercommunalité devenant la structure de base, élue au suffrage universel, disposant de la clause de compétence générale pour ne garder les communes que comme des sections ou des arrondissements municipaux dotés de petits budgets et d'une petite représentation de proximité. Bref, il faut une réforme qui conclut la transition et amène dans un schéma simple que tout le monde d'ailleurs comprend maintenant, au diapason de ce que tous les autres européens ont déjà fait, et conforme à la pensée unique commenteront les contempteurs de cette thèse.

Il faut une décision législative, qui tombe du haut de l'Assemblée Nationale sur nos beffrois et nos mairies, et le problème est réglé. Et après ? Après, rien de cela ne dit ce que nous allons faire de nos administrations locales, ni la couleur du chaudron pour les fondre ensemble, ni la température de cuisson pour amalgamer les services. Dans une vision top/down, où la politique décide et l'administration exécute, le droit fixe les règles. On ajoute le contrôle des dépenses publiques, et tout va bien. Heureusement, plus personne ne croit vraiment à la langue de bois des circulaires d'application qui nous assurent à perpétuité de pages que l'amélioration inexorable de l'administration des choses intervient par la grâce de l'approfondissement de la loi.

Il y a un problème du rapport entre le politique, dont la légitimité provient de l'élection, et le fonctionnaire dont la compétence provient du savoir-faire professionnel. Je ne veux pas m’appesantir sur la situation de l'État où la confusion du personnel politique et des hauts fonctionnaires dépasse largement la promotion Voltaire pour faire de l'alternance des fonctions, aussi bien que des légitimités, un art transformiste de l'extinction du problème.

Revenons sagement à la Territoriale, où les interversions sont rares mais où la frontière du contenu des rôles entre élus et cadres territoriaux est très variable et très mobile. Et sur ce point, stratégique quand il s'agit de rationaliser l'organisation administrative au nom des économies de moyens, la mutualisation pose a priori à peu près les mêmes problèmes qu'il y ait une coopération volontaire maintenant ou qu'une loi impose la restructuration des administrations locales sur un territoire communautaire par absorption demain. Toute restructuration modifie les emplois, leur contenu et les processus de travail. Et de toute façon, la modification des rapports entre les élus et les cadres dirigeants des collectivités est à la fois une certitude et la première clé déterminante du changement de gouvernance de nos collectivités.

Nous avons de vastes territoires ruraux où les cadres territoriaux sont à peine présents. La mutualisation la plus stratégique est évidemment celle des compétences humaines. L'immense majorité de nos communautés regroupent des communes dont l'importance démographique varie au moins de 1 à 10 et généralement l'écart est bien plus important encore. La mutualisation administrative engendre la prise en compte des territoires périphériques et aboutit immanquablement à un important transfert de responsabilités d'organisation du contenu et des processus de travail des élus amateurs aux territoriaux professionnels. Il est logiquement préférable de confier à l'encadrement de niveau maîtrise à un professionnel, mais tout aussi logiquement humainement douloureux de déposséder un adjoint aux travaux de la commune de 950 habitants du planning hebdomadaire des 3 adjoints techniques municipaux.
 
Jusqu'à présent, nous avons une mutualisation de bricolage sans stratégie d'ensemble, généralement réduite à la communauté et à la ville-centre pour répondre à l'opportunité d'éviter de scinder des services fonctionnels et quelques moyens opérationnels. Cela ne pose pas le problème incontournable de l'agrégation des cultures administratives sur le territoire communautaire, où la distribution des rôles entre élus et personnel territorial tient une place centrale. Le traitement de cette question est une nécessité politique parce que nos concitoyens ne comprendront pas l'inégalité du service public si on leur impose l'égalité fiscale, et c'est une question de gouvernance fondamentale puisqu'une modification du niveau de technicité des territoriaux entraîne toujours un réajustement de la fonction de l'élu et non l'inverse.

Il y a des fossés à combler à l'intérieur de toutes nos communautés. J'ai entendu récemment une collègue de Reims me raconter l'investissement des cadres dirigeants pour établir un dialogue avec les petites collectivités périphériques et leurs difficultés à obtenir des réponses aux questions qu'ils soumettent, il est difficile de percevoir si les petites communes sont dans l'incapacité technique de répondre ou dans l'incompréhension des demandes formulées. Nous avons là le résultat de la gouvernance en salami de nos communes en permanence divisées en de multiples catégories depuis des lustres, et aujourd'hui les meilleures intentions ne créent pas spontanément du dialogue à l'échelle communautaire.

L'élu responsable du sens et l'administration responsable de la gestion


Dans ce contexte, le Syndicat National des Directeurs Généraux des Collectivités Territoriales (SNDGCT) a raison de réclamer une clarification juridique du statut propre aux Directeurs Généraux des Services (DGS). Nous sommes dans une situation où le pouvoir dévolu aux DGS n'est pas du tout assuré par sa fiche de poste pour une raison aussi simple que bête : c'est que l'exécutif n'a aucune fiche de poste pour lui-même ! Nous avons un management qui est soumis à une frontière des rôles définis par l'exécutif, ce qui peut convenir, mais avec un maniement discrétionnaire de la géométrie variable sur lequel le cadre dirigeant n'a pas de prise, et là c'est plus compliqué ! Qui ne connaît pas de cas d'élu qui intervient sur n'importe quoi n'importe pas quand ? Qui n'a jamais vu un élu qui se prend pour le chef de service ? Qu'est-ce que ce sera demain si le niveau d'intrusion des maires et adjoints varie en fonction de chaque commune dans un service communautaire mutualisé ? Ce serait évidemment plus efficace si cela se distinguait plus clairement du corporatisme, et si cette revendication de définition juridique des responsabilités était contextualisée sur le thème de la restructuration des administrations locales qui justifie parfaitement une évolution de cette nature pour des raisons évidentes d'intérêt général. Si le syndicat des DG n'est pas capable d'expliquer aux parlementaires l'impact des conséquences de la mutualisation sur le management public local et la nécessité d'en tirer les conséquences, qui le fera ?

Dans la fonction publique territoriale, il n'y a pas de hauts fonctionnaires, il y a des cadres dirigeants et cette distinction est de taille. D'un côté une notion de statut, de l'autre une notion de responsabilité. Un élu peut être agriculteur, enseignant, directeur administratif ou financier dans une multinationale ou peintre en bâtiment, il n'a pas de légitimité professionnelle pour être le patron d'une administration et gérer des moyens, sa légitimité est de représenter les électeurs pour contrôler et orienter le sens de l'action publique de cette administration. Nous savons tous que le pouvoir des élus, au bureau communautaire, se mesure plus souvent en termes de moyens mobilisables, de capacité budgétaire ou d'effectifs au tableau du personnel, qu'en nombre de voix. Est-il normal qu'un bureau communautaire procède, sans appui, généralement avec un nombre pléthorique d'élus dotés de pouvoirs et d'expériences très divergentes, au recrutement d'un DGS ? Est-il responsable d'admettre que le management de la collectivité soit minoritaire dans le jury de recrutement d'un chef de service et que le choix revienne de droit à un patron élu par des électeurs ? L'amateurisme des élus n'est pas critiquable sauf quand il prend une responsabilité pour laquelle il n'a pas de légitimité, et l'élection ne donne pas de légitimité pour administrer des moyens humains et financiers dans l'intérêt public. Orienter la destination, apprécier le service public rendu oui, gérer non.

Face à la mutualisation-restructuration qui se présente devant nous, il est essentiel de remettre le problème du sens au cœur de l'action publique locale. L'enjeu est de décloisonner le lien entre nos concitoyens et l'administration des biens et des intérêts publics, et pour cela il est indispensable que les élus fassent de la politique, réinvestissent le lien avec le public d'un côté et délègue avec des règles mieux définies la gestion à l'administration publique locale de l'autre. Nos collectivités manquent de règles internes, rien n'empêche aujourd'hui un maire d'interdire à son secrétaire de mairie d'ouvrir le courrier le matin et la vérité simple est que les élus locaux sont souvent les premiers perturbateurs du bon fonctionnement de nos collectivités locales.

Il faut vraiment se demander pourquoi nos élus sont autant impliqués dans la gestion des moyens : de la relation étroite qu'ils entretiennent avec les agents territoriaux sans toujours échapper au clientélisme le plus critiquable jusqu'à la négociation permanente de fonds publics dans des circuits financiers publics illisibles sur les bancs de l'Assemblée Nationale. Le danger de cette situation, c'est que la gestion des moyens devienne un enjeu politique qu'il n'a pas à être parce que l'accumulation de moyens devient une fin. Les mutualisations dominantes pour l'instant se font entre structures communautaires et ville-centre, elles sont orientées absorption et non réseau, or il n'est pas du tout certain que la concentration des moyens soit toujours facteur d'efficience. Les administrations ne peuvent pas échapper aux tendances sociétales d'introduction du travail collaboratif, du job-shampoing ou du travail à distance. La vision top/down des restructurations du service public local est très insuffisante et fausse quand elle reste limitée à la perception des volumes. L'adaptation et la modernisation du contenu des méthodes administratives sont bien plus importantes que le périmètre.

Les questions de la mutualisation plus centrales que la loi


Tout cela a des incidences juridiques et financières. Quel usage en particulier va-t-on faire des Sociétés Publiques Locales (SPL) ? Il y a là une solution juridique qui permet de développer du service mutualisé, a priori spécialisé par métier. Cette voie n'est pas neutre dans la répartition des rôles entre les élus et les territoriaux, à commencer par l'autonomie des managers, et à suivre par la différence des obligations de rendre compte de la gestion du service public placé sous ce régime juridique. Il n'échappe à personne non plus que la masse salariale est la première charge budgétaire, le réalisme oblige à souligner que toute restructuration a des effets sociaux très sensibles dans le court terme alors que les effets financiers réels sont essentiellement dans le moyen et long terme.

Il est impossible de gérer du service public avec moins de 700 habitants (cela représente 25 000 communes en France), mais la population rurale est néanmoins la plus réticente à l'intercommunalité. Il est également très périlleux d'administrer des services publics en s'affranchissant des limites de l'unité urbaine. Ne nous étonnons pas de l'incompréhension du public quand l'effort d'explication, de compte-rendu auprès des électeurs, reste aussi mince. Le rôle des élus est de représenter la population, mais aussi de la mobiliser sur les questions d'intérêt public, et notre rôle de cadre dirigeant est de faire respecter les conditions d'une bonne gestion publique, même quand cela peut déranger les élus du peuple. La paresse politique donne souvent la tentation de l'intrusion dans le domaine du management territorial. Nous, cadres territoriaux, n'avons pas vocation à être des censeurs vis-à-vis des élus. Au contraire, il fait partie intégrante de notre devoir d'alerte d'exprimer aux élus notre souhait d'une plus grande ouverture du débat public et de souligner la nécessité de leur engagement politique pour faire comprendre aux électeurs les contraintes de dimension pour organiser les services publics locaux. Il est impossible d'être dirigeant et soumis, notre respect de la position de l'élu peut, et parfois doit, induire le courage de déplaire. Disons-le positivement, le zéro mépris est une clé de la bonne gouvernance territoriale et il doit jouer dans les deux sens entre exécutif et cadre dirigeant.

Les questions relatives à la mutualisation sont les plus essentielles parce qu'elles contiennent tous les sujets de la restructuration que la loi devrait rendre indispensable, dans 5, 10 ou 15 ans suivant le courage – décidément, on y revient - du Législateur, comme nous l'a dit Charles de Courson à Reims. La loi apporte un cadrage dont il ne faut pas diminuer l'importance, pour autant ce n'est pas elle qui dirige nos collectivités. L'introduction d'un article 39 du projet de loi des solidarités territoriales avec un coefficient intercommunal de mutualisation illustre la culture impuissante des bonnes intentions, il annonce une nouvelle complexité administrative sans lien maîtrisable avec la qualité réelle de la gouvernance locale, et il relève de l'erreur de casting en entretenant la relation obsolète top/down entre l'État et les collectivités locales. De quel aveuglement nos collectivités locales sont-elles atteintes pour ne pas percevoir que la réduction de leur nombre, associée à une remise en cohérence de la couverture du service public sur leurs territoires, modifiera considérablement les rapports de force en leur faveur ?

J'espère avoir montré par ces quelques lignes que la mutualisation des services amène au cœur des questions du management qui vont dominer la période à venir, avec en vedette américaine le rapport entre les élus politiques et les cadres dirigeants, et primer largement sur les questions juridiques et financières. Il ne s'agit pas d'éliminer ces aspects juridiques et financiers, mais il faut les remettre à leur place technique et seconde par rapport au niveau stratégique du management.





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