Il
y a une demande de démocratie dans notre société qui
ne se limite pas à la sphère politique.
Large
et plus profonde, cette
demande
touche le travail, la famille, elle
transparaît par une
conception plus collaborative qu'autoritaire de faire société.
L'égale
liberté d'expression a
traversé les sphères publique
et privée, non seulement la voix d'une femme vaut celle d'un homme,
mais
même les enfants ont acquis
discrètement
au
cours du 20ème siècle le
droit de parler à table. C'est peut-être finalement le monde
politique qui
se
trouve aujourd'hui
le
plus déphasé avec cette évolution
rampante, souterraine et
rhizomatique
de
la société (1).
Contrairement à ce qui se dit souvent, la
proximité expose davantage encore les élus locaux
à cette mise en cause de l'ordre social vertical que les élus
nationaux. Comment peut-on s'y prendre pour ouvrir la démocratie
locale ? Et
comment imaginer le rôle futur des élus face à cette exigence ?
Auront-ils encore une place ?
![]() |
Sabine Girard, commune de Saillans |
« Nous avons été élus
pour organiser le débat public » : Sabine Girard,
adjointe en charge de la communication de la commune de Saillans,
propose une nouvelle posture pour les élus locaux. Cette
formulation, aux allures anodines, contient peut-être toute la
réponse.
Il y a eu une époque où
l'accession aux responsabilités municipales était essentiellement
un honneur dans la société locale, puis l'élection municipale a
représenté un espace élargi des débats dominés par les partis
politiques nationaux. Cela a non seulement largement vassalisé les
institutions locales aux pouvoirs centraux mais cela a aussi réduit
le débat public local aux enjeux nationaux de conquête partisane de
sièges. Une lente évolution parallèle a conduit l'élu local du
tableau d'honneur ou d'apparat à une fonction de gestionnaire,
décideur, patron de son administration.
La certitude béate d'être élu pour prendre des décisions
La démocratie se définit par
la source populaire de son pouvoir et par son mode d'exercice du
pouvoir. La politique protège de la guerre, c'est le fameux principe
de Max Weber du monopole de la violence légitime, le citoyen
doit en contrepartie obéissance à la loi et aux autorités
publiques. Mais aujourd'hui le citoyen attend quelque chose de plus
de la démocratie : il veut être respecté, c'est-à-dire
protégé de la domination pour exprimer librement sa raison d'être
qu'il n'assimile plus forcément à celle d'une autorité supérieure,
qu'il s'agisse de la religion, de la mère patrie ou de la
République. Aujourd'hui, les représentants élus se soumettent à
l'élection et la voix du citoyen s'exprime par un bulletin muet une
fois tous les 6 ans. Puis les élus détiennent le monopole de la
production des règles, ils parlent et les citoyens se taisent durant
le mandat dès le vote, pendant la campagne électorale suivante et
jusqu'au vote, et on recommence. Les
élus interprètent le mandat comme ils le veulent, dès
la soirée électorale
puis
l'opacité bureaucratique laisse
tomber un long écran
noir. La
proximité du mandat local optimise les possibilités de recevoir les
protestations de la rue en direct, mais
la domination par l'institution publique n'en est que plus facilement
critiquable.
Dominique Rousseau : "les élus détiennent le monopole de la production des règles" |
La démocratie doit permettre au
peuple d'être lui-même et de décider, mais les élus se
positionnent souvent en décideurs. Les élus d'aujourd'hui se
pensent bien souvent en nouveaux aristocrates et ils s'abandonnent
avec quiétude dans la certitude béate que la population leur a
confié par l'élection un pouvoir de prendre des décisions suivant
leur jugement personnel au nom des autres. Mais en démocratie,
personne ne peut décider à la place de quelqu'un d'autre, la
décision collective ne justifie pas une position de maître ou une
hiérarchie. Les représentants démocrates ne devraient pas
envisager de penser à la place des autres, mais le système
représentatif les pousse à interpréter la volonté du peuple pour
que l'administration la mette en œuvre. Il y a une dégradation
démocratique, dès que ne sachant plus faire l'interprétation, les
élus abandonnent l'investigation afin de connaître les intentions
populaires pour ne plus écouter que ceux qui ont un intérêt à
exprimer, une expertise appointée ou une fonction administrative .
Le discrédit des élus tient aujourd'hui au sentiment de la
population qu'ils sont plus influencés par les experts et les
groupes de pression que par une prise en compte des priorités
citoyennes. Il y a encore pire, faire parler la « majorité
silencieuse », c'est-à-dire exploiter les opinions simples et
déconstruites pour se concentrer sur la concurrence électorale, on
entre alors dans la démagogie. C'est un modèle que chacun, hélas,
est capable d'illustrer de nombreux exemples nominatifs.
Après
sa source populaire, la
démocratie
se définit aussi par un mode d'exercice
du pouvoir qui va permettre de nourrir le débat public. La
vulgarisation du savoir est fondamental, c'est le seul
réel anti-dote à la démagogie. Le problème contemporain, c'est
que notre conception du savoir est encore excessivement polarisé par
l'académisme. La science contemporaine bouscule le vieux causalisme
par le développement de sources d'efficience nouvelles, notamment
avec le traitement automatisé des données. La démocratie a besoin
d'éducation populaire, cela signifie qu'elle doit être nourrie par
des réseaux de compétences diverses et non hiérarchisées qui ne
s'articulent pas dans un rapport mécanique de la théorie et de la
pratique, mais dans un rapport vivant d'échange entre la conception
et l'expérimentation.
L'ancien modèle social révolu, les institutions n'ont plus d'autorité
Ouvrir la démocratie
aujourd'hui, c'est renoncer aux représentants qui se substituent au
peuple incapable pour chercher tous les moyens de faciliter
l'auto-organisation collective. Pour cela, il faut respecter la
source populaire du pouvoir en intégrant l'expertise à son service
au lieu d'opposer l'expertise au bon sens populaire, il s'agit bien
sûr d'éviter l'écueil populiste. Mais il s'agit aussi de rompre
avec l'autoritarisme qui s'appuie sur des institutions qui ont perdu
leur autorité. Les bonnes institutions consacrent un modèle social
et lui donnent les moyens de prospérer dans la stabilité. Mais
lorsque l'équilibre du modèle social est dépassé, l'utilité du
droit est décentrée sur la préservation de la puissance des
tenants d'un ancien monde. Or précisément notre ancien modèle
social fondé sur le salariat, l'exploitation illimitée des
ressources naturelles et l'État-nation comme régulateur principal,
est révolu.
Quand de nouveaux élus
commencent leur premier mandat, ils se demandent ce qu'ils vont faire
concrètement, ils ont souvent l'impression de s'être lancés dans
l'inconnu total, d'être incompétents. L'inconfort est
particulièrement ressenti dans les petites collectivités, loin du
professionnalisme politique, et par les femmes qui ont rarement
spontanément le sentiment de légitimité que la virilité est
supposée incorporer naturellement. Beaucoup de ces élus découvrent
progressivement, et souvent de manière non-dite l'écart
considérable de la position dans l'exercice du mandat entre les
membres de l'exécutif et les autres membres de la majorité
municipale, ce douloureux fossé creusé par la différence de
proximité avec les agents territoriaux se pose moins dans
l'opposition.
Au niveau des adjoints, parfois
du maire s'il n'a pas d'expérience municipale, on va découvrir en
quelques semaines les arcanes de l'organisation municipale en
collaboration, plus ou moins tendue après une alternance, avec
l'administration municipale. Puis ces nouveaux élus de l'exécutif
vont se faire leur place en quelques mois, généralement dans les
interstices, parfois les failles, laissées par l'administration
locale. Et c'est de cette façon que l'élu devient un décideur :
le lien avec l'organisation administrative est infiniment plus
rassurant pour le nouvel élu que le petit réseau politique de
campagne qui n'accompagne plus l'impétrant élu au lendemain des
élections dans le dédale institutionnel. C'est ainsi qu'on devient
un décideur, en additionnant la compétence par l'assimilation
progressive du savoir-faire administratif, et le contact avec les
experts, à la légitimité élective puisqu'elle reste sans remise
en cause jusqu'à l'exercice électoral du mandat suivant.
Aujourd'hui, notre démocratie
locale vit sous l'empire des entreprises franchisées qui colonisent
notre économie et détruisent l'autonomie locale de la décision
économique, des partis politiques qui exploitent tous les sièges
électifs locaux comme des relais de leur puissance étalonnés sur
une échelle nationale, et sous l'empire aussi des cadres dirigeants
des administrations territoriales qui font transhumance en
contrepartie d'une carrière privilégiée en imposant
hiérarchiquement des méthodes de modernisation aux agents qui, eux,
cultivent toute leur vie le même petit champ local de service
public. Sans doute faut-il mentionner aussi l'Empire, et cette fois
avec un E comme État, tant notre République nationale garde le
contrôle des collectivités territoriales par la codification des
règles internes des organisations publiques locales au travers de
différents codes juridiques et du contrôle de légalité et plus
encore au travers d'une machinerie financière d'une complexité
phénoménale où l'État négocie entre les demandes contradictoires
des collectivités qui s'alimentent aux mêmes ressources de
dotations et garde le contrôle de l'instrument fiscal. Dans ce
tableau, il n'est question que de moyens, de consommateur, d'électeur
ou d'usager, jamais de citoyen aspirant à une collaboration autonome
et libre, et en capacité d'agir.
La démocratie consiste à
engager les individus, c'est aussi vrai dans le travail que dans les
affaires publiques. Ouvrir la démocratie, c'est ouvrir du débat
politique, c'est-à-dire des discussions sur les finalités ou les
enjeux, ce qui inclus évidemment une investigation collective
préalable aux choix. A-t-on besoin, dans un système démocrate,
d'élus entre le peuple et les experts ? Contrairement à ce que
la liturgie républicaine nous a asséné depuis deux siècles, cette
certitude mérite discussion et commence à être discuté : et
pourquoi pas des représentants tirés au sort ? Ou la mise en
place d'un mandat impératif via des outils internet de participation
citoyenne comme les partis pirates le proposent ? Les outils de
la « démocratie liquide » sont moins simplistes que
ce que peuvent en supposer ceux qui n'en savent rien… Il y a aussi
une culture de la mauvaise foi chez ceux qui n'ont pas intérêt à
savoir quoi que ce soit. Au fond, les incertitudes des nouveaux élus
sur leur rôle sont plutôt saines et les certitudes des élus
transformés en décideurs posent problème d'un point de vue
démocratique. Quel doit donc être le rôle des élus dans la
démocratie locale ?
Les communs avec les libertés individuelles
Quand on a dit qu'il revient au
peuple de décider, aux experts d'apporter leur savoir et à
l'administration de mettre en œuvre, que reste-t-il ? Il reste
la pertinence de rechercher des solutions face à l'écroulement d'un
système ancien reposant sur le salariat, à la consommation illimitée
des ressources naturelles et à l'autorité de l'État. Il reste donc la
nécessité de mobiliser l'imagination politique dans toute la
société aux représentants publics locaux, et une fonction ouverte perdure : produire une vision partagée des enjeux, des
alternatives, et de la volonté populaire.
On peut penser que cela ne sert à rien, mais il y a contenu essentiel : déterminer quelles doivent être les affaires publiques qui s'imposent à tous, quelles peuvent être les affaires communes qui nécessitent de déterminer des périmètres locaux et des gouvernances ad hoc, qu'est-ce qui doit rester privé ?
Qu'est-ce qui doit rester public ? Et qu'est-ce qui doit être commun ? Rien de tout cela ne nécessite compétence ou expertise, si ce n'est un art de la sociabilité et de l'investigation pour permettre à toutes les voix de s'exprimer librement pour adhérer à une voie sociale unique de gouvernance, tout en permettant « la dispute », c'est-à-dire la variété des propositions possibles aux enjeux politiques.
On peut penser que cela ne sert à rien, mais il y a contenu essentiel : déterminer quelles doivent être les affaires publiques qui s'imposent à tous, quelles peuvent être les affaires communes qui nécessitent de déterminer des périmètres locaux et des gouvernances ad hoc, qu'est-ce qui doit rester privé ?
Qu'est-ce qui doit rester public ? Et qu'est-ce qui doit être commun ? Rien de tout cela ne nécessite compétence ou expertise, si ce n'est un art de la sociabilité et de l'investigation pour permettre à toutes les voix de s'exprimer librement pour adhérer à une voie sociale unique de gouvernance, tout en permettant « la dispute », c'est-à-dire la variété des propositions possibles aux enjeux politiques.
La démocratie locale doit
redonner une place au communautaire, c'est-à-dire à des unités
collectives distinctes du privé et du public. En retrouvant les
communs, on retrouve la nécessité d'une créativité en matière de
gouvernance collective mais sans la culture d'unanimisme qui régnait
avant l'époque moderne où l'on ne reconnaissait pas les libertés
individuelles. C'est une grande différence. La démocratie locale au
21ème siècle, c'est l'imagination collective pour mettre des choses
en commun sans diminuer les libertés individuelles qui n'existaient
pas au 18ème siècle, ni sur le plan religieux, ni sur le plan des
pratiques sexuelles et des configurations familiales notamment. Armel Le Coz le dit très bien, il faut explorer et embarquer les citoyens qui veulent renouveler l'organisation démocratique. La communauté produit une cohérence de lieu qui correspond à un
nouvel impératif structurel : les idées, le savoir et les
données immatériels peuvent et doivent circuler sur l'ensemble de
la planète à un coût quasi-nul, mais en revanche il faut cesser de
faire circuler la matière sans considération écologique de
préservation écologique de la planète. Cela signifie qu'il y a
parallèlement une grande liberté de relations intellectuelles
complexes et lointaines et qu'il y a une grande contrainte de limiter
la circulation de la matière, ce qui oblige à plus de collaboration
locale, aussi bien pour l'énergie que pour l'agriculture.
« Nous avons été
élus pour organiser le débat public », je ne vois pas
comment dire mieux que Sabine Girard. Faut-il des élus pour cela ?
Et pourquoi pas ? On pourrait préférer le terme de commissaire
du peuple (2), tant il convient de redorer le blason de
l'investigation collective pour renouveler la gouvernance. Il faut
juste choisir entre les 36 façons de désigner des responsables
temporaires en n'oubliant pas que la stabilité de la méthode pour
élaborer et trancher les choix politiques compte bien moins que la
stabilité de la fonction de gouvernance populaire. S'il doit y avoir des élus, leur rôle n'est pas de se substituer pour décider mais d'assurer que l'imagination
populaire se développe et reste au pouvoir.
(1) Le mot rhizome est ici une
allusion à « Mille
plateaux », G Deleuze et F Guattari, éditions de Minuit,
1980.
(2) Malheureusement, ce terme
pertinent a laissé une image dévoyée par le régime soviétique
(le mot soviet a lui aussi été dévoyé de la même façon...)