La mutualisation des
services entre l'intercommunalité et les communes relève d'abord du
lien entre la politique et le management. Pour ne rien comprendre à
la problématique, qui nous emmène naturellement tout droit sur les
rapports qu'entretiennent les élus et les territoriaux, il suffit de
parler d'autre chose avec des outils, des repères et des cultures
disciplinaires qui ne sont pas faites pour cela. Non seulement c'est
pénible, mais il est inefficient de passer à côté de ce qui fait
essentiellement problème.
Pendant longtemps, le
principe de l'exclusivité des compétences donnait le sentiment de
constituer le fil d'Ariane des rapports entre les communes et les
structures intercommunales. Certes, le schéma institutionnel
s'embrouillait sans cesse davantage. Avec la mutualisation des
services, comment ne pas avoir le sentiment d'un embrouillamini
généralisé puisque l'on ouvre des coopérations sans tenir compte
de la séparation des compétences et sans diminuer le nombre
d'instances politiques pour autant ? En présentant le sujet de
la mutualisation avec nos habitudes de privilégier l'angle
juridique, et ensuite l'angle financier, on aboutit naturellement à
des sentiments de cette nature.
Ce qui fait centralement
problème, c'est que l'intercommunalité développée à partir de la
loi
ATR de 1992 et de la loi
Chevènement de 1999 a créé de nouvelles instances qui ont
profondément modifié les pouvoirs publics locaux sans que cela ne
change véritablement l'organisation administrative locale. Ce n'est
pas tenable. Il ne s'agit pas seulement de dénoncer la couche
administrative supplémentaire comme les médias s'y complaisent,
d'ailleurs à juste titre, mais d'intégrer les conséquences réelles
de cette distorsion entre l'évolution des pouvoirs politiques locaux
d'un côté et l'immobilité des fondements des organisations
administratives locales d'autre côté, ce qui est fatalement
contradictoire.
La première clé de la gouvernance locale
L'intercommunalité est
dans une transition qui n'en finit pas. Charles de Courson a exposé,
aux
Assises de l'AFIGESE à Reims le 27 septembre 2013, que les
réformes de 2010 et 2013 étaient toutes deux avortées, et que nous
resterions en panne tant que le courage politique suffisant ne serait
pas au rendez-vous pour faire aboutir le seul scénario possible, en
réalité induit depuis longtemps, d'une intercommunalité devenant
la structure de base, élue au suffrage universel, disposant de la
clause de compétence générale pour ne garder les communes que
comme des sections ou des arrondissements municipaux dotés de petits
budgets et d'une petite représentation de proximité. Bref, il faut
une réforme qui conclut la transition et amène dans un schéma
simple que tout le monde d'ailleurs comprend maintenant, au diapason
de ce que tous les autres européens ont déjà fait, et conforme à
la pensée unique commenteront les contempteurs de cette thèse.
Il faut une décision
législative, qui tombe du haut de l'Assemblée Nationale sur nos
beffrois et nos mairies, et le problème est réglé. Et après ?
Après, rien de cela ne dit ce que nous allons faire de nos
administrations locales, ni la couleur du chaudron pour les fondre
ensemble, ni la température de cuisson pour amalgamer les services.
Dans une vision top/down, où la politique décide et
l'administration exécute, le droit fixe les règles. On ajoute le
contrôle des dépenses publiques, et tout va bien. Heureusement,
plus personne ne croit vraiment à la langue de bois des circulaires
d'application qui nous assurent à perpétuité de pages que
l'amélioration inexorable de l'administration des choses intervient
par la grâce de l'approfondissement de la loi.
Il y a un problème du
rapport entre le politique, dont la légitimité provient de
l'élection, et le fonctionnaire dont la compétence provient du
savoir-faire professionnel. Je ne veux pas m’appesantir sur la
situation de l'État où
la confusion du personnel politique et des hauts fonctionnaires
dépasse largement la promotion Voltaire pour faire de l'alternance
des fonctions, aussi bien que des légitimités, un art transformiste
de l'extinction du problème.
Revenons sagement à la
Territoriale, où les interversions sont rares mais où la frontière
du contenu des rôles entre élus et cadres territoriaux est très
variable et très mobile. Et sur ce point, stratégique quand il
s'agit de rationaliser l'organisation administrative au nom des
économies de moyens, la mutualisation pose a priori à peu près les
mêmes problèmes qu'il y ait une coopération volontaire maintenant ou qu'une
loi impose la restructuration des administrations locales sur un
territoire communautaire par absorption demain. Toute restructuration
modifie les emplois, leur contenu et les processus de travail. Et de
toute façon, la modification des rapports entre les élus et les
cadres dirigeants des collectivités est à la fois une certitude et
la première clé déterminante du changement de gouvernance de nos
collectivités.
Nous avons de vastes
territoires ruraux où les cadres territoriaux sont à peine
présents. La mutualisation la plus stratégique est évidemment
celle des compétences humaines. L'immense majorité de nos
communautés regroupent des communes dont l'importance démographique
varie au moins de 1 à 10 et généralement l'écart est bien plus
important encore. La mutualisation administrative engendre la prise
en compte des territoires périphériques et aboutit immanquablement
à un important transfert de responsabilités d'organisation du
contenu et des processus de travail des élus amateurs aux
territoriaux professionnels. Il est logiquement préférable de
confier à l'encadrement de niveau maîtrise à un professionnel,
mais tout aussi logiquement humainement douloureux de déposséder un
adjoint aux travaux de la commune de 950 habitants du planning
hebdomadaire des 3 adjoints techniques municipaux.
Jusqu'à présent, nous
avons une mutualisation de bricolage sans stratégie d'ensemble,
généralement réduite à la communauté et à la ville-centre pour
répondre à l'opportunité d'éviter de scinder des services
fonctionnels et quelques moyens opérationnels. Cela ne pose pas le
problème incontournable de l'agrégation des cultures
administratives sur le territoire communautaire, où la distribution
des rôles entre élus et personnel territorial tient une place
centrale. Le traitement de cette question est une nécessité
politique parce que nos concitoyens ne comprendront pas l'inégalité
du service public si on leur impose l'égalité fiscale, et c'est une
question de gouvernance fondamentale puisqu'une modification du
niveau de technicité des territoriaux entraîne toujours un
réajustement de la fonction de l'élu et non l'inverse.
Il y a des fossés à
combler à l'intérieur de toutes nos communautés. J'ai entendu
récemment une collègue de Reims me raconter l'investissement des
cadres dirigeants pour établir un dialogue avec les petites
collectivités périphériques et leurs difficultés à obtenir des
réponses aux questions qu'ils soumettent, il est difficile de
percevoir si les petites communes sont dans l'incapacité technique
de répondre ou dans l'incompréhension des demandes formulées. Nous
avons là le résultat de la gouvernance en salami de nos communes en
permanence divisées en de multiples catégories depuis des lustres,
et aujourd'hui les meilleures intentions ne créent pas spontanément
du dialogue à l'échelle communautaire.
L'élu responsable du sens et l'administration responsable de la gestion
Dans ce contexte, le
Syndicat National des Directeurs Généraux des Collectivités
Territoriales (SNDGCT) a raison
de réclamer une clarification juridique du statut propre aux Directeurs Généraux des Services (DGS). Nous sommes dans une
situation où le pouvoir dévolu aux DGS n'est pas du tout assuré
par sa fiche de poste pour une raison aussi simple que bête :
c'est que l'exécutif n'a aucune fiche de poste pour lui-même !
Nous avons un management qui est soumis à une frontière des rôles
définis par l'exécutif, ce qui peut convenir, mais avec un
maniement discrétionnaire de la géométrie variable sur lequel le
cadre dirigeant n'a pas de prise, et là c'est plus compliqué !
Qui ne connaît pas de cas d'élu qui intervient sur n'importe quoi
n'importe pas quand ? Qui n'a jamais vu un élu qui se prend pour le chef de service ? Qu'est-ce que ce sera demain si le
niveau d'intrusion des maires et adjoints varie en fonction de chaque
commune dans un service communautaire mutualisé ? Ce serait
évidemment plus efficace si cela se distinguait plus clairement du
corporatisme, et si cette revendication de définition juridique des
responsabilités était contextualisée sur le thème de la
restructuration des administrations locales qui justifie parfaitement
une évolution de cette nature pour des raisons évidentes d'intérêt
général. Si le syndicat des DG n'est pas capable d'expliquer aux
parlementaires l'impact des conséquences de la mutualisation sur le
management public local et la nécessité d'en tirer les
conséquences, qui le fera ?
Dans la fonction publique
territoriale, il n'y a pas de hauts fonctionnaires, il y a des cadres
dirigeants et cette distinction est de taille. D'un côté une notion
de statut, de l'autre une notion de responsabilité. Un élu peut
être agriculteur, enseignant, directeur administratif ou financier
dans une multinationale ou peintre en bâtiment, il n'a pas de
légitimité professionnelle pour être le patron d'une
administration et gérer des moyens, sa légitimité est de
représenter les électeurs pour contrôler et orienter le sens de
l'action publique de cette administration. Nous savons tous que le
pouvoir des élus, au bureau communautaire, se mesure plus souvent en
termes de moyens mobilisables, de capacité budgétaire ou
d'effectifs au tableau du personnel, qu'en nombre de voix. Est-il
normal qu'un bureau communautaire procède, sans appui, généralement
avec un nombre pléthorique d'élus dotés de pouvoirs et d'expériences
très divergentes, au recrutement d'un DGS ? Est-il responsable
d'admettre que le management de la collectivité soit minoritaire
dans le jury de recrutement d'un chef de service et que le choix
revienne de droit à un patron élu par des électeurs ?
L'amateurisme des élus n'est pas critiquable sauf quand il prend une
responsabilité pour laquelle il n'a pas de légitimité, et
l'élection ne donne pas de légitimité pour administrer des moyens
humains et financiers dans l'intérêt public. Orienter la
destination, apprécier le service public rendu oui, gérer non.
Face à la
mutualisation-restructuration qui se présente devant nous, il est
essentiel de remettre le problème du sens au cœur de l'action
publique locale. L'enjeu est de décloisonner le lien entre nos
concitoyens et l'administration des biens et des intérêts publics,
et pour cela il est indispensable que les élus fassent de la
politique, réinvestissent le lien avec le public d'un côté et
délègue avec des règles mieux définies la gestion à
l'administration publique locale de l'autre. Nos collectivités
manquent de règles internes, rien n'empêche aujourd'hui un maire
d'interdire à son secrétaire de mairie d'ouvrir le courrier le
matin et la vérité simple est que les élus locaux sont souvent les
premiers perturbateurs du bon fonctionnement de nos collectivités
locales.
Il faut vraiment se
demander pourquoi nos élus sont autant impliqués dans la gestion
des moyens : de la relation étroite qu'ils entretiennent avec les
agents territoriaux sans toujours échapper au clientélisme le plus
critiquable jusqu'à la négociation permanente de fonds publics dans
des circuits financiers publics illisibles sur les bancs de l'Assemblée
Nationale. Le danger de cette situation, c'est que la gestion des
moyens devienne un enjeu politique qu'il n'a pas à être parce que
l'accumulation de moyens devient une fin. Les mutualisations
dominantes pour l'instant se font entre structures communautaires et
ville-centre, elles sont orientées absorption et non réseau, or il
n'est pas du tout certain que la concentration des moyens soit
toujours facteur d'efficience. Les administrations ne peuvent pas
échapper aux tendances sociétales d'introduction du travail
collaboratif, du job-shampoing ou du travail à distance. La vision
top/down des restructurations du service public local est très
insuffisante et fausse quand elle reste limitée à la perception des
volumes. L'adaptation et la modernisation du contenu des méthodes
administratives sont bien plus importantes que le périmètre.
Les questions de la mutualisation plus centrales que la loi
Tout cela a des
incidences juridiques et financières. Quel usage en particulier
va-t-on faire des Sociétés Publiques Locales (SPL) ? Il y a là une solution juridique
qui permet de développer du service mutualisé, a priori spécialisé
par métier. Cette voie n'est pas neutre dans la répartition des
rôles entre les élus et les territoriaux, à commencer par
l'autonomie des managers, et à suivre par la différence des
obligations de rendre compte de la gestion du service public placé
sous ce régime juridique. Il n'échappe à personne non plus que la
masse salariale est la première charge budgétaire, le réalisme
oblige à souligner que toute restructuration a des effets sociaux
très sensibles dans le court terme alors que les effets financiers
réels sont essentiellement dans le moyen et long terme.
Il est impossible de
gérer du service public avec moins de 700 habitants (cela représente
25 000 communes en France), mais la population rurale est néanmoins
la plus réticente à l'intercommunalité. Il est également très
périlleux d'administrer des services publics en s'affranchissant des
limites de l'unité urbaine. Ne nous étonnons pas de
l'incompréhension du public quand l'effort d'explication, de
compte-rendu auprès des électeurs, reste aussi mince. Le rôle des
élus est de représenter la population, mais aussi de la mobiliser
sur les questions d'intérêt public, et notre rôle de cadre
dirigeant est de faire respecter les conditions d'une bonne gestion
publique, même quand cela peut déranger les élus du peuple. La
paresse politique donne souvent la tentation de l'intrusion dans le
domaine du management territorial. Nous, cadres territoriaux, n'avons
pas vocation à être des censeurs vis-à-vis des élus. Au
contraire, il fait partie intégrante de notre devoir d'alerte
d'exprimer aux élus notre souhait d'une plus grande ouverture du
débat public et de souligner la nécessité de leur engagement
politique pour faire comprendre aux électeurs les contraintes de
dimension pour organiser les services publics locaux. Il est
impossible d'être dirigeant et soumis, notre respect de la position
de l'élu peut, et parfois doit, induire le courage de déplaire.
Disons-le positivement, le zéro mépris est une clé de la bonne
gouvernance territoriale et il doit jouer dans les deux sens entre
exécutif et cadre dirigeant.
Les questions relatives à
la mutualisation sont les plus essentielles parce qu'elles
contiennent tous les sujets de la restructuration que la loi devrait
rendre indispensable, dans 5, 10 ou 15 ans suivant le courage –
décidément, on y revient - du Législateur, comme nous l'a dit
Charles de Courson à Reims. La loi apporte un cadrage dont il ne
faut pas diminuer l'importance, pour autant ce n'est pas elle qui
dirige nos collectivités. L'introduction d'un article 39 du projet
de loi des solidarités territoriales avec un coefficient
intercommunal de mutualisation illustre la culture impuissante des
bonnes intentions, il annonce une nouvelle complexité administrative
sans lien maîtrisable avec la qualité réelle de la gouvernance
locale, et il relève de l'erreur de casting en entretenant la
relation obsolète top/down entre l'État
et les collectivités locales. De quel aveuglement nos collectivités
locales sont-elles atteintes pour ne pas percevoir que la réduction
de leur nombre, associée à une remise en cohérence de la
couverture du service public sur leurs territoires, modifiera
considérablement les rapports de force en leur faveur ?
J'espère avoir montré
par ces quelques lignes que la mutualisation des services amène au
cœur des questions du management qui vont dominer la période à venir, avec en
vedette américaine le rapport entre les élus politiques et les
cadres dirigeants, et primer largement sur les questions juridiques
et financières. Il ne s'agit pas d'éliminer ces aspects juridiques
et financiers, mais il faut les remettre à leur place technique et
seconde par rapport au niveau stratégique du management.
Je viens de lire un collègue optimiste sur l'évolution intercommunale et annonçant le chant du cygne des communes pour 2014 !
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