Nos
institutions publiques semblent la part de la société la moins en
mouvement. Au centre du dispositif, le symbole de la stabilité de
l’ordre public depuis des siècles, l’état, représente
désormais davantage l’immobilité que la démocratie à laquelle
les membres de notre société aspirent. Faisons un bout de chemin
avec un juriste qui s’intéresse vraiment à l’adéquation entre
le droit public et la société, et regardons les premières idées
déversées par les hackers dans le domaine politique. Avis de
tempête pour les représentants élus et tous les dominants de la
sphère publique, notre idée de l’action politique entre en
mutation.
J’aime
bien Dominique Rousseau. Ordinairement les juristes m’agacent,
collectivement ils sont une plaie de notre société et
singulièrement de notre administration publique. Par définition, le
droit, la législation au premier chef, correspond à un compromis
social trouvé face à un problème public ou privé répandu en
tenant compte des contradictions et des forces en présence. Ce
compromis daté n’a pas de dynamique. Plus on entre dans les
détails, plus le mouvement de la société est rapide, plus
l’obsolescence de la loi est permanente et sa pertinence en berne.
C’est pour cela que nos armées de juristes, ingénieurs du détail
textuel, se comportent si souvent en apologistes fatigants des
décisions prises en silo dans les structures pyramidales que la
nouvelle société en réseau vomit. Mais Dominique Rousseau a la
grâce de penser le droit au présent et pour l’avenir.
Notre constitutionnaliste est lucide. Il souligne volontiers que la
loi est un texte général, impersonnel, bien adapté à une société
solide mais plus vraiment à notre société fluide où tout change
en permanence : nos lieux de vie, nos compositions familiales,
nos métiers comme nos rôles dans la production ou dans la
consommation. Regardez le cas d’une grève d’étudiants, dit
notre juriste universitaire qui s’y connaît, il n’y a plus
d’association représentative, on ne sait plus avec qui discuter !
Il faut donc limiter la voie législative et favoriser le
développement contractuel.
De la continuité, de la responsabilité et de la liquidité politique
Dominique
Rousseau défend l’idée d’une démocratie continue. Il désespère
des élus, on ne pourra jamais les changer, il en est sûr, mais pour
autant il n’en invite pas moins très clairement à résister aux
tentations de la démocratie directe. En effet, la démocratie
directe poursuit le rêve éveillé d’un peuple spontanément
conscient alors que rien n’est moins évident, et pas seulement en
raison de l’idéologie et de la propagande — c’est
d’ailleurs à peu près la même chose. Le constitutionnaliste ne
fait guère de cas de la question de la dimension, thème récurrent
des doutes émis sur la démocratie directe. Non, il voit deux
questions fondamentales qui mettent la démocratie directe en
impasse : comment distinguer le peuple de la multitude ?
Comment assumer la responsabilité ? Le notion de peuple suppose
une unité collective, une représentation globale et reconnue de
l’intérêt ou de la volonté générale. Or aucun critère ne peut
délimiter un peuple, ni l’ethnie, ni le roi, ni la langue, ni le
territoire. Vraiment rien, si ce n’est le droit et la
reconnaissance du droit d’un peuple par lui-même. Et donc, il faut
assumer la cohérence du droit, autrement dit la responsabilité dans
une continuité. Le professeur de la Sorbonne a certainement raison
de souligner que les mandats courts et/ou impératifs, comme le
suggère tous les apôtres de la démocratie directe, risquent fort
de donner le pouvoir à la haute administration, c’est-à-dire aux
mêmes oligarques, par un autre chemin ! C’est à peu près ce
qui s’est passé avec la IVème République, l’instabilité
ministérielle et Guillaumat était au pouvoir !
Comment
peut-on donner corps à ces idées-là sans se perdre à nouveau dans
les limbes de la complexité ? Notre juriste propose plusieurs
idées notamment la suppression du Conseil d’État, la protection
constitutionnelle des lanceurs d’alerte et l’institutionnalisation
des conventions de citoyens. J’y vois trois bonnes idées,
insuffisantes. Notamment parce qu’il ne propose rien sur la
question électorale, or celle-ci est à la fois au cœur de la
légitimation politique et de la crise. Nous avons besoin d’une
rénovation qui implique tous les citoyens.
Le
conception de nos institutions publiques datent du XIXème siècle,
c’est à la fois on ne peut plus visible et insoutenable. La bonne
nouvelle, c’est que les hackers (comme l’a rappelé parfois
Étienne Chouard, les pirates sont historiquement démocrates !)
s’intéressent de plus en plus aux institutions publiques. Une
proposition forte est en train de mûrir, il s’agit de la
démocratie liquide. Elle s’appuie sur des technologies encore un
peu nouvelles, la première d’entre elles est le blockchain qui a
notamment permis la création de la première monnaie internationale
qui échappe complètement au contrôle des états et de leurs
banques centrales, le bitcoin. Il y a une seconde technologie sur les
rails qui pourrait être plus déterminante encore pour mener à bien
la révolution du contrôle de la décision publique, c’est
Ethereum. Il s’agit d’une plate-forme décentralisée qui fait
fonctionner des contrats programmés avec l’appui d’algorithmes
sans aucune possibilité de temps d’arrêt, de censure, de fraude
ou d’interférence de tiers.
Délégation récupérable à tout moment : la fureur des chefs spoliateurs de volonté est déjà là !
Les
hackers travaillent, on aura besoin d’eux et on aura besoin des
juristes qui s’intéressent à l’avenir de la société. Mais le
plus utile, ce sera nous. Oui, nous-mêmes ! Dominique Rousseau
rappelle que Louis XV tenait tête à ses grands courtisans en
soutenant que le corps du roi était celui de la France ! Ce
n’est même plus de l’histoire ni du droit, c’est de la
psychanalyse… Et nos représentants élus se comportent de la même
manière, ils sont la nation, ils décident pour nous, ils sont les
patrons et parlent à notre place dès le dimanche soir d’élection.
Nos bulletins électoraux muets sont transformés en une voix, la
leur. Ainsi le peuple fusionne dans le corps du roi, ainsi encore
nous fusionnons avec les élus en les adoubant pour qu’ils parlent
en notre nom. La démocratie, c’est au contraire associer sans
in-différencier, c’est reconnaître l’altérité pour coopérer.
L’enjeu de la démocratie liquide est de dépasser notre imaginaire
actuel d’une démocratie directe en opposition avec la démocratie
représentative : oui à la délégation, à condition de
pouvoir la reprendre à tout moment.
Je
ne crois pas vraiment à un rééquilibrage entre la loi et le
contrat, d’ailleurs l’inflation de l’une entraîne la profusion
désordonnée de l’autre. Qui lit encore les conditions générales
de vente en ligne ? Il me semble que nous allons plutôt vers
une décentralisation radicale de la gouvernance, aussi bien dans le
secteur privé que dans le secteur public. Il faut garder une
centralisation des numéros d’IP, il faut conserver une identité
sûre : bienvenue à France
Connect par
exemple, mais plus on centralise, plus la norme doit être simple,
neutre et le pouvoir de l’institution limité. La démocratie,
c’est l’autonomie des individus, c’est la liberté de
s’associer sans contrainte, c’est la possibilité d’inventer
des règles collectives à la demande en fonction de la nature du
besoin. Ce renouveau de la démocratie est en marche, il annonce la
fureur de tous les chefs, les rois du pétrole, les Monsanto et les
GAFA, en passant par les nostalgiques du renseignement étatique. Les
délires pour défendre les droits d’auteur, l’accès privé au
sous-sol et aux fonds marins, la brevetabilité du vivant, tout cela
est déjà là. Tous ceux qui ont du pouvoir par la domination,
c’est-à-dire par la spoliation de la volonté des autres, se
défendent frénétiquement. Pour mémoire, Louis XV a conservé un
pouvoir absolu jusqu’à sa mort, mais son petit-fils Louis XVI fut
guillotiné, et un nouvel ordre social est advenu. Il n’y a plus de
roi de France, je ne crois qu’il y aura de roi du monde, je ne veux
couper la tête de personne mais espérer que la fureur des puissants
est un bon signe.